Sur mon chemin tortueux
je n’ai pas connu de douceur.
Mon éternité est perdue.
À côté d’Esther, Elizabeth pleurait silencieusement. Les sanglots secouaient ses épaules et son visage était figé dans une grimace, et c’était plus terrible que tous les bruits et tous les cris du monde, pensait Esther. Elle a serré sa mère contre elle de toutes ses forces, pour étouffer les sanglots, comme on fait avec un enfant.
Déjà, les gens marchaient vers le haut de la place, ils passaient devant la fontaine où M. Seligman les regardait. Les hommes marchaient en tête, suivis par les femmes, les vieillards et les enfants. Cela faisait une longue troupe noire et grise, sous le soleil ardent, dans le genre d’un enterrement.
En passant devant l’hôtel, Esther a vu la silhouette de M. Ferne, une ombre furtive à demi cachée sous un platane. Avec ses jambes arquées, sa longue veste grisâtre aux poches avachies, sa casquette et sa barbiche, il semblait un gardien de cimetière assistant de loin à une cérémonie qui ne le concernait pas vraiment. Malgré la tristesse de sa mère, malgré l’inquiétude qui serrait sa gorge, quand Esther a vu la silhouette de M. Ferne, elle a eu envie de rire. Elle se rappelait comme il se cachait, quand les soldats italiens remontaient la rue en faisant brinquebaler le piano. Elle a couru vers lui, elle lui a pris la main. Le vieil homme l’a regardée comme s’il ne la reconnaissait pas. Il secouait la tête, et sa drôle de barbiche s’agitait pendant qu’il répétait : « Non, non, partez, partez tous, moi je ne peux pas, je dois rester ici. Où irais-je, dans la montagne ? » Esther lui serrait la main de toutes ses forces, et elle sentait les larmes qui embuaient ses yeux. « Mais les Allemands vont venir, vous devez partir avec nous. » M. Ferne continuait à regarder les gens qui marchaient sur la place. « Mais non. » Il parlait doucement, presque à voix basse. « Mais non. Qu’est-ce qu’ils feraient d’un vieux comme moi ? » Puis il a embrassé Esther une seule fois, très vite, et il s’est reculé. « Au revoir, maintenant. Au revoir. » Esther est retournée en courant auprès de sa mère, et elles ont commencé à marcher avec les autres, dans la direction du haut du village. Quand elle s’est retournée, Esther n’a plus vu M. Ferne. Peut-être qu’il était déjà retourné auprès de son piano, dans la cuisine obscure de la villa. Seules quelques personnes étaient encore debout sous les arcades de la mairie, des gens du village, des femmes vêtues de leurs robes à fleurs, de leurs tabliers. Ils regardaient la troupe des fugitifs qui disparaissait déjà en haut du village, à l’endroit où commencent les champs d’herbes et les bois de châtaigniers.
Maintenant les gens marchaient sur la route, au soleil de midi, ils étaient si nombreux qu’Esther ne voyait pas le commencement ni la fin de la troupe. Il n’y avait plus de grondements de moteurs dans la vallée, plus un bruit, rien que le raclement des pieds sur la route de pierres, et cela faisait une rumeur étrange, un bruit de fleuve sur les galets.
Esther marchait en regardant les gens autour d’elle. Elle les reconnaissait, pour la plupart. C’étaient les gens qu’elle avait vus, dans les rues de la ville, au marché, ou bien sur la place, l’après-midi, en train de bavarder par petits groupes, pendant que les enfants couraient en poussant leurs cris stridents. Il y avait les vieux, avec leurs grands manteaux à col de fourrure, coiffés de leurs chapeaux noirs d’où sortaient les nattes de cheveux gris. Il y avait celui qu’on appelait le hazan, M. Yacov, qui marchait à côté du vieux Eïzik Salanter, ses lourdes valises à la main. À part le Reb Eïzik et M. Yacov, Esther ne connaissait pas leurs noms. C’étaient les Juifs les plus pauvres, ceux qui étaient venus d’Allemagne, de Pologne, de Russie, qui avaient tout perdu dans la guerre. Quand elle était entrée dans le temple, dans le chalet en haut du village, Esther les avait vus, debout autour de la table où étaient allumées les lumières, la tête voilée par le grand châle blanc, elle les avait entendus réciter les paroles du livre dans la langue mystérieuse et si belle, qui entrait au fond de vous sans qu’on la comprenne.
De les voir maintenant, au soleil, sur cette route de pierres, courbés en avant, marchant lentement avec leurs grands manteaux qui les encombraient, Esther sentait son cœur battre plus fort, comme si quelque chose de douloureux et d’inéluctable était en train d’arriver, comme si c’était le monde entier qui marchait sur cette route, vers l’inconnu.
C’étaient les femmes et les enfants surtout qu’elle regardait. Il y avait des femmes âgées qu’elle avait entrevues au fond des cuisines, et qui ne sortaient jamais, sauf pour les fêtes, ou pour les mariages. Maintenant, vêtues de lourds manteaux, la tête entourée de châles noirs, elles avançaient le long de la route de pierres, sans parler, leurs figures très pâles grimaçant sous le soleil. Il y avait des femmes plus jeunes, encore sveltes malgré les manteaux et les paquets de toutes sortes qui les encombraient, tirant des valises. Elles parlaient entre elles, certaines riaient même, comme si elles partaient pour un pique-nique. Les enfants couraient devant elles, vêtus de chandails trop chauds, chaussés de gros souliers de cuir qu’ils ne mettaient que pour les grandes occasions. Eux aussi portaient des paquets, des sacs contenant du pain, des fruits, des bouteilles d’eau. Pendant qu’elle marchait avec eux, Esther cherchait leurs noms dans sa mémoire, Cécile Grinberg, Meyerl, Gelibter, Sarah et Michel Lubliner, Léa, Amélie Sprecher, Fizas, Jacques Mann, Lazare, Rivkelé, Robert David, Yachet, Simon Choulevitch, Tal, Rebecca, Pauline, André, Marc, Marie-Antoinette, Lucie, Éliane Salanter… Mais elle ne retrouvait leurs noms qu’avec peine, parce que ce n’étaient plus déjà les garçons et les filles qu’elle connaissait, ceux qu’elle voyait à l’école, qui couraient et criaient dans les rues du village, ceux qui se baignaient nus dans les torrents, et qui jouaient à la guerre dans les fourrés. Maintenant, vêtus d’habits trop grands, trop lourds, chaussés de leurs chaussures d’hiver, les filles avec leurs cheveux cachés par les foulards, les garçons coiffés de bérets ou de chapeaux, ils ne couraient plus aussi vite, ils ne se parlaient plus. Ils semblaient des orphelins en promenade, déjà tristes, fatigués, ne regardant rien ni personne.
La troupe traversait le haut du village, passant devant l’école fermée, devant le poste de gendarmerie. Sur leur passage, les habitants regardaient un instant, debout devant les portes, ou accoudés aux fenêtres, silencieux comme ceux qui passaient devant eux.
C’était la première fois, c’était une douleur, Esther s’apercevait qu’elle n’était pas comme les gens du village. Eux, pouvaient rester chez eux, dans leurs maisons, ils pouvaient continuer à vivre dans cette vallée, sous ce ciel, boire l’eau des torrents. Eux restaient devant leur porte, ils regardaient par la fenêtre, pendant qu’elle marchait devant eux, vêtue de ses habits noirs et de la peau de mouton de Mario, la tête serrée dans le foulard noir, les pieds meurtris par les chaussures d’hiver, elle devait marcher avec ceux qui, comme elle, n’avaient plus de maison, n’avaient plus droit au même ciel, à la même eau. Sa gorge se serrait de colère et d’inquiétude, son cœur battait trop fort dans sa poitrine. Elle pensait à Tristan, à son visage blanc et à ses yeux fiévreux. La fraîcheur de la joue de M me O’Rourke, et sa main qui avait serré un instant la sienne, et son cœur avait battu parce que c’était la première fois qu’elle lui parlait, et qu’elle ne la reverrait sans doute jamais. Elle pensait à Rachel, à l’hôtel vide maintenant. Le vent devait entrer par les fenêtres ouvertes et tourbillonner dans la grande salle. C’était la première fois, elle comprenait qu’elle était devenue une autre. Son père ne pourrait jamais plus l’appeler Estrellita, plus personne ne devrait lui dire Hélène. Cela ne servait à rien de regarder en arrière, tout cela avait cessé d’exister.
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