Dehors, sur la grande place, le soleil brillait, dessinait les ombres des feuillages sur le sol. Le dôme de l’église étincelait. Il y avait de beaux nuages très blancs dans le ciel. Esther regardait autour d’elle avec une attention douloureuse. De tous les côtés, les gens arrivaient sur la place. Les Juifs pauvres sortaient des ruelles, des sous-sols où ils avaient vécu pendant toutes ces années, ils arrivaient avec leurs bagages, leurs vieilles valises en carton fort, leurs baluchons de linge, leurs provisions dans des sacs de toile. Les plus vieux, comme le Reb Eïzik Salanter, Yacov, et les Polonais, avaient revêtu leurs lourds caftans d’hiver, leurs bonnets d’astrakan. Les femmes avaient quelquefois deux manteaux l’un sur l’autre, et toutes portaient les châles noirs. Les Juifs riches arrivaient eux aussi, avec de plus belles valises et des habits neufs, mais beaucoup n’avaient même pas pris de bagages parce qu’ils n’avaient pas eu le temps de se préparer. Certains arrivaient en taxi de la côte, ils avaient le visage tendu et pâle, et Esther pensait qu’ils ne reverraient peut-être plus jamais tout cela, cette place, ces maisons, la fontaine, les montagnes bleues au loin.
Le bruit des moteurs des camions résonnait sur la place et aurait empêché de toute façon quiconque de parler. Les camions étaient arrêtés sur la place, les uns derrière les autres tout le long de la rue jusqu’au grand parc des châtaigniers. Les moteurs grondaient, il y avait un nuage bleu qui flottait au-dessus de la chaussée. Les gens étaient massés autour de la fontaine, et les enfants aussi étaient là, mais ils ne couraient pas. Ils étaient vêtus pauvrement, et ils restaient auprès de leurs mères, assis sur des ballots de linge, l’air transi. Les soldats de la IV eArmée italienne étaient devant l’hôtel, attendant le signal du départ. Esther s’est approchée d’eux, et elle a été frappée par l’expression de leur visage, un air égaré, un regard absent. Beaucoup n’avaient pas dû dormir cette nuit, dans l’attente de la nouvelle qui confirmerait la défaite et la signature de l’armistice. Les soldats ne regardaient personne. Ils attendaient, debout devant l’hôtel, pendant que les camions faisaient ronfler leurs moteurs de l’autre côté de la place. Les Juifs allaient et venaient autour de la fontaine, portant les bagages de loin en loin, comme s’ils cherchaient le meilleur emplacement pour attendre. Les gens du village, les fermiers, étaient là aussi, mais à l’écart, ils se tenaient sous les arcades de la mairie, et ils regardaient les Juifs qui se massaient autour de la fontaine.
À l’ombre des arcades, Tristan était immobile, à demi caché. Son joli visage était pâle, avec de grands cernes sous les yeux. Il semblait frileux et lointain dans son costume anglais usé par les vagabondages de l’été. Lui aussi avait été réveillé par le bruit de grondement qui emplissait la vallée, et il s’était habillé à la hâte. Au moment de sortir de la chambre d’hôtel, sa mère l’avait appelé : « Où vas-tu ? » Et comme il ne répondait rien, elle avait dit, avec une voix curieusement enrouée par l’inquiétude : « Reste ! Il ne faut pas aller sur la place, c’est dangereux. » Mais il était déjà dehors.
Il a cherché Esther sur la place, au milieu des gens qui attendaient. Quand il l’a vue, il a fait un mouvement pour courir vers elle, puis il s’est arrêté. Il y avait trop de monde, les femmes avaient des regards angoissés. Puis M me O’Rourke est arrivée. Elle s’était habillée n’importe comment, elle d’habitude si élégante, elle avait juste mis un imperméable par-dessus sa robe, elle ne portait pas de chapeau. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules. Elle aussi avait un visage tiré, des yeux fatigués.
C’est Esther qui a traversé la place, elle est allée jusqu’à Tristan, elle ne pouvait pas parler, elle ne savait pas quoi dire, sa gorge se serrait. Elle a embrassé légèrement Tristan, puis elle a serré la main de M me O’Rourke. La mère de Tristan lui a souri, elle l’a serrée contre elle, elle l’a embrassée sur la joue, et elle a dit quelques mots, peut-être « bonne chance », elle avait une voix grave, c’était la première fois qu’elle parlait à Esther. Esther est retournée auprès de sa mère. L’instant d’après, quand elle a regardé de nouveau vers les arcades, Tristan et M me O’Rourke avaient disparu.
Maintenant, le soleil brillait avec force. Les beaux nuages blancs se levaient à l’est, glissaient lentement dans le ciel. De temps à autre, l’ombre froide passait sur la place, éteignait les marques des feuillages sur le sol. Esther pensait que c’était une belle journée pour partir en voyage. Elle imaginait son père qui marchait à travers la montagne, tout à fait sur la ligne des crêtes, avec l’immensité des vallées encore dans l’ombre. Peut-être que de là où il était, il voyait le village, avec sa place minuscule, et la foule noire qui devait ressembler à des fourmis.
Peut-être qu’il descendait vers le fond de la vallée encore dans l’ombre, à travers les champs d’herbes jaunissantes, du côté de Nantelle ou des Châtaigniers, là où il avait rendez-vous avec les Juifs qui arrivaient de Nice, de Cannes, de plus loin encore, fuyant l’avance des soldats allemands ?
Tout d’un coup, sur la place, il y a eu un grondement de moteurs, et les Italiens ont commencé à partir. Sans doute avaient-ils reçu le signal qu’ils attendaient depuis l’aube, ou bien ils s’étaient impatientés, ils ne pouvaient plus supporter d’attendre. Ils sont partis les uns après les autres, par groupes, la plupart à pied. Ils partaient dans le grondement des moteurs, sans parler, sans s’appeler. Les camions s’ébranlaient et commençaient à monter la route dans la direction des hautes montagnes, le long de la vallée du Boréon. Le grondement des moteurs s’enflait, se répercutait dans le fond de la vallée, revenait comme l’écho du tonnerre. Tandis que les soldats se hâtaient, Esther s’est approchée de l’hôtel. Peut-être qu’elle allait apercevoir Rachel, à un moment, quand elle quitterait l’hôtel avec le capitaine Mondoloni. Il y avait des hommes en civil, en imperméable avec des chapeaux de feutre, des femmes aussi, mais Rachel n’était pas avec eux. Tout allait si vite, dans une telle bousculade qu’elle était peut-être passée sans qu’Esther la voie, elle était peut-être montée elle aussi dans un camion, avec ces gens. Le cœur d’Esther battait très fort, elle sentait sa gorge se serrer pendant qu’elle regardait les derniers soldats italiens qui se pressaient autour des camions, qui sautaient en marche sur les plates-formes bâchées. Tout était si gris et triste, Esther aurait bien aimé voir la chevelure de cuivre de Rachel, une dernière fois. Des gens sur la place disaient que les officiers étaient partis très tôt, avant dix heures. Alors, Rachel marchait déjà dans la montagne, elle franchissait la ligne de frontière, au col de Ciriega.
Maintenant, les gens commençaient à partir. Au centre de la place, près de la fontaine, un groupe d’hommes s’était réuni autour de M. Seligman, le maître d’école. Esther a reconnu certains de ceux qui venaient voir son père, quelquefois, le soir, dans la cuisine. Ils ont discuté un long moment, parce que les uns voulaient suivre la même route que les camions des Italiens, et passer le col de Ciriega, et les autres voulaient partir par le chemin le plus court, par le col de Fenestre. Ils disaient que c’était dangereux de marcher derrière les Italiens, que c’était probablement le chemin que prendraient les Allemands pour les bombarder.
Ensuite le maître, M. Seligman, est monté sur le rebord de la fontaine. Il semblait inquiet et ému, et pourtant sa voix résonnait clairement, comme lorsqu’il lisait les livres aux enfants. Il a d’abord dit quelques mots en français : « Mes amis ! Mes amis… Écoutez-moi. » Le brouhaha du départ s’est arrêté, et les gens qui avaient commencé à s’en aller ont déposé leurs valises pour écouter. Alors, de la même voix claire et forte avec laquelle il lisait aux enfants les Animaux malades de la peste ou des extraits de Nana, il a récité ces vers qui sont restés marqués pour toujours dans la mémoire d’Esther, il les a prononcés lentement, comme si c’étaient les paroles d’une prière, et longtemps plus tard Esther a appris qu’ils avaient été écrits par un homme qui s’appelait Hayyim Nahman Bialik :
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