On a blagué deux minutes avec notre guide-chauffeur, comme quoi il allait être bien à dormir tout seul dans la voiture, avant de nous installer, moi et Fred, au milieu des splendeurs qui constituaient notre chambre, le chauffeur et le cameraman de France 2 dans la tente aménagée sur le toit.
Nos deux compagnons sont venus prendre l’apéro dans le salon de notre suite, où attendaient bière, whisky local et un tonitruant haschich dégotté à Delhi. Après un bref cérémonial orchestré par l’ex-katmandousar, nous fumâmes la drogue.
— Shalam Boum-boum ! répétait le cameraman chauve, s’inclinant mains jointes vers le sol de ses vingt ans.
« Shalam Boum-boum » était devenu son surnom : enveloppé de fumée âcre et odorante, l’ex-baba cool priait on ne sait quoi, tirant comme un forcené sur la magic pipe que je venais d’acquérir.
Si le whisky indien était franchement mauvais, la bière étancha notre soif. Aussi nous arrivâmes particulièrement raides sur la terrasse qui faisait office de restaurant, face à la plaine et sous le ciel étoilé. Le vent était tiède, les serveurs en panoplie de maharaja, au garde-à-vous pour nous servir.
Nous nous installâmes à l’une des tables, entre un couple de vieux Anglais et quelques touristes en tenue de gala — perles, soie, étoffes précieuses, la moyenne d’âge des convives n’excédait pas soixante-dix ans.
Le maharaja en chef nous présenta les plats et, faute de vin, nous servit de la bière indienne. Nous continuâmes à blaguer avec notre guide, lui demandant s’il comptait réellement faire l’amour ce soir avec Shalam Boum-boum dans leur tente, et arrivâmes au dessert bougrement rincés. Le maharaja en chef vint alors parler chiffon à notre table, nous informant que le prince Charles avait passé une nuit ici l’année dernière, super, aussi le ministre des Affaires étrangères de la Chine, ah oui ? le ministre de la Bulgarie, de l’Australie, l’ambassadeur de je ne sais plus quoi, la liste était interminable, le ministre du Tourisme du Japon, le ministre de la Culture de l’Italie, le ministre de…
— Eh bien lui, le coupai-je en désignant Shalam Boum-boum, en France, c’est le ministre des gens qui n’ont pas de cheveux.
Le regard incrédule du maharaja ne fit rire que nous. Un fou rire venu de loin, féroce, bientôt inextinguible. Un hoquet me remonta des entrailles, que je réprimai d’instinct. Mal m’en prit : refoulé de ma gorge, la remontée gastrique se ficha dans mes narines, aussitôt obstruées. Un nouveau spasme survint alors tandis que je continuais à rire bêtement, cette fois-ci irrépressible : j’évitai de peu la table et, bondissant de ma chaise, vomis largement aux pieds du maharaja.
Un cri d’horreur monta des tables voisines mais je ne l’entendis pas : une deuxième salve me monta au gosier. J’aperçus les quelques marches qui menaient aux créneaux du fort et la plaine au fond du précipice. En trois pas j’étais devant la table du vieux couple d’Anglais qui me regardaient, consternés : je déposai la deuxième salve devant la lady en rose, qui recula sous le flux.
Je cessai alors de rire : j’avais beau pomper, l’air ne rentrait plus.
Je me précipitai vers les créneaux, poursuivi par le maharaja :
— Sir ! Sir !
Il se rua à mon aide sous les protestations écœurées des convives, je cherchais désespérément à respirer mais je m’étouffais. Mon ventre au supplice se contorsionnait, se tordait en mille, en vain : les fulgurances m’arrachaient des larmes épaisses mais rien ne venait. Je commençai à paniquer, ne savais plus ce qui me faisait le plus mal, la douleur ou la sensation de mourir dans quelques secondes, c’était absurde, absurde et effrayant, mon corps de répondait plus, il me trahissait. Je pompai d’interminables secondes, éructai : peine perdue. J’étais perdu.
— Sir ! Sir !
Le maharaja, qui voyait bien que je m’étouffais, me présentait sa petite serviette blanche, les yeux exorbités : hurlant dans ma gorge, je vomis d’un coup deux hectolitres au creux de ses mains, gâtant définitivement son beau costume.
Au bout de la peur, une goulée d’air traversa la mort.
Le visage barbouillé de vomissures et de larmes, j’expédiai le reste par le précipice avant de happer le bon oxygène de la Terre, plusieurs fois, avec une effrayante envie de vivre.
Je respirais comme après un quatre cents mètres, le ventre au supplice.
Le maharaja s’enquérait frénétiquement de ma santé mais, sous le choc, incapable de parler, je ne songeais plus qu’à respirer, respirer encore, respirer jusqu’à la fin de mes jours…
Quand deux minutes plus tard, le visage grossièrement nettoyé, je revins en titubant vers notre table, la terrasse était vidée comme après une alerte chimique.
Il n’y avait plus que Fred écroulé sur sa chaise, qui se tenait le ventre, et des mares de dégueulerie disséminées sur la terrasse étoilée…
La vache : j’avais bien failli mourir de rire.
Ma mère est d’une extrême mauvaise foi et ça ne semble pas la déranger. Partant du principe que ses fils ont plus ou moins toujours raison, c’est sans sourciller qu’elle venait me chercher chez les différents proviseurs d’établissements scolaires, arguant qu’elle connaissait non seulement l’existence des divers ceintures à clous, bracelets à clous, colliers à clous, chaussures à clous et autres lunettes à clous (j’étais très clous) qu’on venait de me confisquer, mais que c’était elle qui me les avait achetés.
C’était très faux mais quand on a un fils à clous, on ne fait pas dans la dentelle. Le proviseur rendait généralement la boîte où il avait rassemblé mes colifichets, penaud et rageur à l’idée qu’on ne me sermonnerait pas sur ce coup-là, voire que la maman et le fiston s’en iraient tous les deux outragés par l’étroitesse d’esprit dont faisaient preuve les représentants de l’Éducation nationale, et les rabat-joie en général.
Inoffensif mais rigoureux quant à mon espace et ma liberté de mouvement, je leur menais la vie dure, pelotant les premières de classe sous les yeux libidineux et furibonds du prof de maths, séchant, fuguant, ne me rendant en cours que par surprise, ou pour épater son monde, abandonnant les contrôles au bout de dix minutes avec une lettre explicative pour le professeur — bien gentil, mais que voulez-vous, je n’aimais pas la physique, la biologie, tous ces trucs-là, sans parler de la façon dont on enseignait l’espagnol (symbolisé par des oliviers misérables sur une terre aride où un âne blasé partageait son picotin avec deux péons égarés sous le soleil, alors que nous étions en pleine movida) ou le français (profs poussiéreux, programme biodégradable) —, n’hésitant pas à quitter la classe si la personne chargée de l’autorité faisait preuve d’injustice, ou simplement d’une autorité excessive, tout en déclamant du Clash dans le texte, histoire qu’elle s’instruise, avant de claquer la porte comme un courant d’air qui aurait mal tourné.
Ma mère trouvait ça très bien, les Clash. Elle ne connaissait pas trop mais enfin, si je les aimais tant ils devaient être de bons garçons, avec peut-être quelques clous çà et là…
Quand il s’agissait à treize ans de passer la nuit dans le village voisin, comprenant très bien à quel point je trouverais injuste de ne pas rejoindre mes nouveaux amis presque majeurs à la salle des fêtes pour une première nuit d’ivresse sans alcool, elle me laissait sortir, la peur au ventre.
En général, elle ne dormait pas avant que je rentre, résistant à tout, les somnifères, la lecture prolongée, la raison. Je faisais il est vrai un tas de conneries, mais le plus souvent avec un bon esprit — il s’agissait d’être rock, en toute circonstance : O.K. ?
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