Je n’en croyais pas mes yeux.
Je n’étais plus que miettes plombées.
Le lendemain, mes dernières suppliques auprès de Vincent n’y changèrent rien. Qu’à cela ne tienne : nous fomentâmes un plan à l’aéroport. Les amis kiwis achetèrent une bouteille de whisky au bar tandis que nous enregistrions les bagages, après quoi nous soûlâmes méthodiquement le naïf Vincent qui, entouré de sa Sue, n’y voyait que ses yeux.
Le vol pour Nouméa était prévu à huit heures cinq : à huit heures sept j’étais dans les toilettes de l’aéroport avec Julian, ricanant de notre tour pendable — Vincent avait vite roulé sous la table et l’avion était parti sans nous, destination qu’importe.
Nous revînmes ragaillardis au bar de l’aéroport, voire pour ce qui me concerne gravement euphorique. Le baiser de Francesca ne serait pas le dernier mais le premier.
J’étais d’accord pour mourir avec elle — vivre, on verrait bien.
Je la retrouverais. Et on s’aimerait dans les bulles de sang. On s’emmêlerait les veines, on s’échangerait les plaques tectoniques, on se laverait dans l’autre, on… À huit heures quinze, deux hôtesses déboulèrent au bar de l’aéroport, paniquées :
— C’est vous les Français qu’on attend en bout de piste ?!
— No it is .
Furieuses, les hôtesses nous ont littéralement tirés du bar et, sans presque nous laisser embrasser nos fidèles, acheminés manu militari jusqu’au Boeing qui nous coupait la vie en deux…
On est arrivés trois heures plus tard à Nouméa avec la gueule de bois, tristes comme des chiens perdus.
Je n’ai jamais revu Francesca.
Mes lettres ne servirent à rien.
Plus rien ne servait à rien.
Une partie de moi est morte sur sa bouche…
Lors de mon dernier séjour à Auckland, j’ai demandé à mon ami Julian ce qu’elle était devenue — treize ans étaient passés — s’il avait des nouvelles… Julian me répondit que oui : Francesca était encore plus belle aujourd’hui ( ?!) mais elle avait vécu une période difficile : elle était tombée amoureuse d’un braqueur, un type qui avait tué des gens, et qui dealait de la poudre. Il avait pris quinze ans de prison. Francesca, elle, s’en était sortie de justesse. Depuis, elle est devenue peintre…
John… Eva… Maintenant c’était sûr : je suis passé à côté de la mort de ma vie.
— Michael ?! crie-t-elle de sa voix de perruche. Michael dépêche-toi, tu vas être en retard !… Darling ?
— Oui Margaret…
Je me brûle les lèvres sur le café, trop chaud. Un café lavasse, vaguement marron. Celui de ma femme. Après quoi je me sniffe un rail de coke sur le bar de la cuisine.
— Tu as pensé à sortir les chiennes ? lance-t-elle depuis le salon.
Les chiennes aussi sont à elle, deux boxers ratatinés qui, en passant, vous laissent des traînées de bave sur le pantalon.
— Oui ! Elles sont dans le parc !
— Tu leur as donné leurs croquettes ?
— Oui, oui…
Sept heures deux. Je croise mon reflet dans la vitre du four, enfile ma veste, vérifie une nouvelle fois le contenu de mon attaché-case, comme si j’avais pu oublier quelque chose, et boucle le tout — ma vie, finalement, tient dans un attaché-case…
Depuis la pièce voisine, Margaret soliloque :
— Tu ne viens pas m’embrasser ?
— Je suis en retard !
— Darling ! fait-elle sur ce ton de faux reproche qu’elle affectionne.
Je rejoins ma femme dans le living-room. Alanguie sur le sofa à fleurs, Margaret se tient bras ballants, comme prise de vapeurs. Son style.
— Qu’est-ce que tu as encore sur le visage ? dis-je en la voyant.
— Une crème à base de shiitake : des champignons japonais.
— C’est horrible.
— Peut-être mais ça maintient la peau ferme, rétorque-t-elle dans un sourire de cosmétique. Que diraient tes clients s’ils te voyaient avec une vieille femme décatie ?!
— Rien, probablement.
Margaret a cinquante-deux ans. Ce n’est pas qu’elle soit mal conservée pour son âge : non, le problème, c’est précisément son âge. Nous nous sommes mariés douze ans plus tôt, alors que je n’étais qu’un petit avocat fiscaliste boursicotant pour le compte de grosses légumes. Depuis, Margaret s’est épaissie mais ses yeux brillent toujours pour moi :
— Embrasse-moi avant d’aller travailler !
— Où ça ? Il y a de la crème partout…
— Fais-moi un baise-main ! minaude-t-elle en tendant ses veines bleues. Comme quand on s’est rencontrés… Michael : tu te souviens, la cour que tu me faisais !
— Ton père avait de l’argent.
— Oh ! Darling !
— Je blague ma chérie…
Je baise la main de ma femme qui retombe, feuille morte, le long du sofa.
— Il faut que je file.
— Va darling , va… Au fait, se ressaisit-elle : tu n’as pas oublié qu’on est mercredi et que le neveu du sénateur vient dîner ce soir avec sa femme ?
— Cette truffe…
Ma femme hoche sa tête de vieux Polichinelle :
— Oui, eh bien en attendant, c’est lui qui a interféré en ta faveur pour le contrat du Mexique !
— Vu le chèque de soutien versé au parti du sénateur, c’était la moindre des choses…
— Michael !
Cette manie de me réprimander comme un vilain garnement ne m’agace même plus.
— À ce soir.
— À ce soir darling , dit-elle dans un sourire ravi.
Margaret adore quand je lui fais mon regard de velours. Je lui adresse un signe de la main et la laisse à son magazine. Je vais passer le pas de la porte quand elle dit dans mon dos :
— Je t’aime darling !
C’est ça.
Je pose l’attaché-case sur le siège avant de la Pontiac et claque la portière. L’horloge électronique affiche sept heures huit. Les deux chiennes accourent depuis le jardin, gracieuses comme des sportives en robe de soirée.
— Salut les boudins, je lance par la vitre ouverte. Et soyez gentilles avec la vieille…
Les boxers agitent le moignon qui constitue leur queue en reniflant violemment, comme si l’air était du soufre. J’ai à peine un regard pour la maison où j’ai vécu les années les plus fructueuses de mon existence : je roule jusqu’à la grille automatique, escorté par les chiennes qui, comme tous les matins, aboient en me voyant m’engager dans la rue, toute bave dehors.
Jamais pu encadrer les clébards…
Le soleil est encore tiède mais je crève de chaud. La Pontiac roule à allure réduite sur la file de gauche quand je compose un numéro sur le kit mains libres de mon portable. Peggy, ma secrétaire, décroche aussitôt.
— Écoutez Peggy : il faut que vous annuliez tous les rendez-vous pour aujourd’hui. Dites que je serai de retour demain à la première heure, qu’un contretemps d’ordre familial m’a retenu et que je ne serai pas disponible d’ici là. Vous avez compris ?
Peggy n’est pas une lumière.
— Annuler tous les rendez-vous ?! Mais monsieur Boorman, c’est aujourd’hui que doit être signé le…
— Je sais bien que c’est aujourd’hui, la coupé-je : je vous dis que je ne peux pas être là. Prenez-en note.
Son embarras suinte du silence.
— Pardonnez-moi d’insister monsieur Boorman, dit-elle bravement, mais MM. Longford et Christie ont fait spécialement le déplacement de Chicago, il est trop tard pour annuler… ils doivent être déjà dans l’avion et…
— Mademoiselle Cohen, je ne me répéterai pas : excusez-vous en long, en large ou en travers, mais débrouillez-vous avec eux ! C’est un cas de force majeure, et je n’en sais pas plus pour le moment : dites à ces messieurs que je serai de retour demain à la première heure, sans faute, et qu’en attendant mon associé est à leur disposition. C’est compris ?
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