Peggy déglutit ce qui lui reste de salive :
— Bien monsieur Boorman… Et… M. Price ?
Eddy est mon meilleur ami. On a commencé ensemble chez Arthur Andersen, et quitté le navire juste avant la faillite frauduleuse. Un sacré paquet de fric qu’on s’est fait avec les Big Five. Grâce à Eddy. Mon associé. Eddy Price, le fiscaliste le plus brillant de Boston qui, en épousant la sœur de Margaret, est devenu mon beau-frère…
— Je le préviens moi-même, répondis-je à la secrétaire avant de raccrocher.
Mes mains tremblent sur le volant. Il faut absolument que je me calme. Penser positif. Mes sautes d’humeur m’ont déjà joué de vilains tours et, ce coup-ci, je ne tiens pas à tout foutre en l’air… Je stoppe à un feu rouge, regarde les écoliers traverser les zébras en me disant que je m’enverrais bien une petite ligne… Le feu passant au vert, je prends la direction de l’aéroport.
La circulation est fluide sur la quatre-voies, ma respiration aussi : je compose le numéro d’Eddy.
Mon associé est d’excellente humeur. Il y a de quoi : avec les deux gros clients qui viennent signer aujourd’hui, notre cabinet va exploser tous les plafonds.
— Eddy, dis-je d’une voix embarrassée, j’ai un problème. Un sérieux problème…
— Ah ?
— Je ne vais pas pouvoir venir pour la signature du contrat.
— Hein ?
— Oui, je sais ce que tu vas me dire mais c’est un problème d’ordre très privé. Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment.
Eddy change de ton :
— Tu rigoles, j’espère.
Ce n’était pas une question.
— Est-ce que j’en ai l’air ?
— Michael, ce n’est pas sérieux, se refroidit-il.
— Je t’assure, Eddy.
— Écoute, on travaille sur ce projet depuis deux ans. L’avenir du cabinet repose sur ce coup de poker : on est en passe de réussir notre pari et tu me dis, le matin même, que tu ne viens pas signer le contrat ? Mon vieux, il n’en est tout simplement pas question !
J’ai toujours suivi son avis, chien fidèle reconnaissant les vertus de son maître. C’est la première fois en quinze ans de collaboration que je lui fais faux bond.
— Je n’ai pas le choix, Eddy.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est ta maîtresse qui vient de se taper le vieux ?
Nos vieilles blagues d’étudiant : « le vieux » est notre beau-père commun. Mais ça ne prend pas.
— Non, Eddy, dis-je gravement : je n’ai pas envie de rigoler.
— Alors quoi ?! s’énerve-t-il.
— Je t’ai dit : un contretemps dont je me serais bien passé. Écoute, je ne te demande pas de me comprendre, je te demande juste de retarder la signature du contrat jusqu’à demain.
— Longford et Christie sont déjà partis de Chicago.
— Il faut que tu leur expliques que ce contretemps n’est pas lié au contrat, ni à leurs prestations, ni rien : dis-leur qu’un deuil brutal m’a frappé, que le cabinet leur paie le meilleur hôtel de Boston, qu’ils peuvent faire venir leur famille, ou des putes, nous couvrons tous les frais. Dis-leur. Je t’en prie. C’est une question… C’est une question de vie ou de mort.
Mes veines battent contre mes tempes.
— Écoute Michael, je suis ton associé : tu te rends compte du risque que tu me fais prendre ?
— Oui.
— Imagine qu’ils se vexent. Qu’ils sentent le coup fourré. Qu’ils retirent leur mise ?!
— Évidemment que j’ai songé à tout ça ! Dis-leur d’attendre demain matin, de prendre un peu de bon temps… Je te le demande, Eddy : à toi. Je ne t’ai jamais rien demandé.
— C’est de la folie.
— Si je pouvais faire autrement, crois-moi que je le ferai.
Un frisson climatisé passe dans l’air de la Pontiac. Eddy gamberge à l’autre bout des ondes.
— Moi aussi je joue ma peau sur ce coup-là, dit-il.
— C’est pour ça qu’on est amis, Eddy : les risques, on les a toujours pris ensemble.
C’est vrai.
C’est ma seule chance.
Eddy Price bougonne enfin, en guise d’assentiment.
— Je te rappelle dès que j’en sais plus, conclus-je.
Je raccroche, le cœur comme un tambour. La sueur coule toujours le long de mon dos. Ça va marcher… La Pontiac prend de la vitesse sur l’autoroute. Profitant de l’élan, je compose un nouveau numéro.
— Allô Helen ?
— Ah, Michael !
— Comment vas-tu, ma chérie ?
— Hum ! s’étire-t-elle dans un long miaulement qui sent encore les draps chauds. À vrai dire, je me réveille… Il est quelle heure ?
— Sept heures et demie, à peine.
— Hou !
Helen est architecte d’intérieur. Elle aime les expos d’art contemporain, les vernissages, l’argent, les vins fins et le sexe ; s’il faut me traîner jusqu’à ses toiles pleines de vomi, ses jambes d’araignée vorace m’ont toujours tiré des râles de premier ordre.
— Excuse-moi de te téléphoner si tôt, mais il y a un contretemps pour ce midi.
— Quoi ?
Helen n’est pas du matin. Elle a du mal à reprendre ses esprits mais ça ne durera pas.
— Un gros client qui vient de se déclarer, je poursuis avec aplomb. Le gars est pressé, il vient de Milwaukee, le genre bouseux plein aux as qui rêve de dividendes et de petites pépés : bref, je suis obligé de déjeuner avec lui.
— Hein ?!
— C’est une grosse occasion à saisir ; vis-à-vis de mes collaborateurs et des actionnaires, je ne peux pas refuser ça.
— Michael, c’est nos cinq ans…
— Je sais, ma chérie.
Mais la tigresse qui sommeille sous ses draps fait un retour tonitruant :
— Ça fait dix jours que j’ai réservé chez Vicente ! Michael, je vais avoir l’air de quoi, avec mes cinq années d’amour sous le bras ?
Helen a le sens de la formule et un tempérament de feu : l’exact opposé de cette pauvre Margaret…
— Je suis vraiment désolé, chérie. On ira manger italien un autre jour.
— Oui, seulement ce ne sera plus l’anniversaire de notre rencontre, dit-elle. Et ce soir ? Pourquoi on ne peut pas se voir ce soir ? Hein ?
— Tu sais bien que ce n’est pas possible : Margaret a invité le neveu du sénateur et sa truffe de femme. Impossible d’y couper.
— La salope, siffla Helen.
— Bah… laisse tomber. Margaret est plutôt à plaindre, avec ses chiens baveux et sa crème de champignon sur la gueule.
— N’empêche que tu restes avec elle. Pourquoi ? Hein ? Qu’est-ce que tu lui trouves, à ta vieille femme ? J’en ai marre de cette situation, Michael : cinq ans, ça fait beaucoup de promesses.
— Time is money .
— Tu dis toujours ça !
— Je tiendrai mes promesses, chérie.
— Tu divorceras ?
— Bien sûr. Si tu m’aimes toujours…
— Ne biaise pas, fait-elle, agacée, tu sais bien que oui : alors ?
— Oui.
— Quand ?
— Oh ! je t’en prie, chérie, ce n’est pas le moment.
— Ce n’est jamais le moment. C’est quand le moment ?
Helen va avoir quarante ans. Deux ans que j’en entends parler :
— Un jour, je réponds. Bientôt. Tu sais que ce n’est pas facile.
— Rien n’est facile.
— Au départ, sans l’argent de Margaret, je ne suis rien.
— À l’arrivée non plus.
Je sens la colère monter dans sa gorge.
— Ne deviens pas cassante, Helen. Mon job me met sur le gril, il y a toujours un nouvel élément à gérer, tout ça me prend…
— Oui, tu as un boulot stressant, coupe-t-elle. Eh bien quoi, tu aimes ça, non ? Ne viens pas m’endormir avec tes discours de néo-con !
Helen s’affiche comme farouchement démocrate lors des vernissages, ce qui lui donne l’impression de résister. À quoi, c’est une autre affaire.
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