Certificat de rapatriement par la route :
Heimschaffungs-Bestätigung
der Flüchtlinge durch Strassenverkehr
à faire tamponner à la mairie de Lussac-les-Châteaux.
Dans une enveloppe non scellée, les bons d’allocation d’essence, par cinquante litres, à faire contrôler à la mairie de Lussac et, quatre jours plus tard, à la mairie de Castelnau-le-Lez.
Bien sûr, il avait fallu mentir. Quand le jeune homme examinait avec une attention d’illettré la carte d’identité d’Alexandre, et qu’il avait épelé : né au district de Moka, île Maurice, il avait eu un commentaire désobligeant sur ces étrangers qui encombraient les routes… Éthel avait coupé : « Il s’agit d’un vieillard grabataire, monsieur, le climat du Midi est sa seule chance de rester en vie. » Justine n’avait même pas tourné la tête. « Un vieillard grabataire », c’était ce que son mari était devenu.
Vers le sud, ç’aurait pu être les vacances. Pâques au bord de la Méditerranée dans les bois de mimosas et de citronniers, au creux d’une calanque du côté de Toulon, à la baie d’Alon, ou bien sur la plage à Hyères, au Lavandou. Ils en avaient parlé souvent, avec Laurent, un voyage parfumé, amoureux, mais surtout rien qui pût ressembler à une lune de miel trop sucrée.
Maintenant, les routes étaient droites, vides, elles traversaient des pays admirables, les champs de blé en herbe, les pâtures, les pentes de fougères. Le ciel léger, semé de petits nuages tendres, un bleu délavé vers l’horizon. Éthel chantait en conduisant, n’importe quoi. La Traviata, Lucie de Lammermoor, La Clémence de Titus. « Le roi barbu qui s’avance, bu qui s’avance. » Puis, quand elle était à bout de répertoire, Minuit Chrétiens, Jingle Bells, et même Ô Tannenbaum puisque désormais l’on vivait en Bochitude et qu’il fallait bien s’entraîner à en parler la langue ! C’était son truc pour ne pas penser au bruit cafouilleux du moteur qui menaçait de s’étouffer à chaque instant, ou aux ronflements comateux d’Alexandre affalé sur les paquets à l’arrière. Justine avait repris confiance. Elle se joignait à Éthel pour chanter. Peut-être que la formule d’Alexandre, désormais célèbre, avait trouvé place dans son esprit : une vie nouvelle commence !
Est-ce qu’elle voyait les restes de la guerre, le long de la route, ces pans de mur à demi effondrés sur lesquels on pouvait lire un nom, un slogan, les trous noirs dans les champs, les épaves de voitures calcinées, une carriole sans roues, un squelette de cheval à demi dressé contre une barrière, couleur de suie rouge, ses dents ricanant aux moineaux et aux choucas ? Peu de chose en vérité par rapport aux ruines de Dunkerque, de Verdun, de Chalons, aux ponts effondrés à Orléans, à Poitiers. Mais ici, le long de cette route sans fin, ce n’étaient pas des photos, des images tremblantes sur les films du Pathé-Journal. Aucune voix pour mentir, pour érailler le réel. Ce qui était étrange, angoissant même, c’était plutôt ce calme excessif, ces champs si beaux, ce ciel si bleu, une paix exsangue, ou, plus réalistement, le vide vertigineux de la défaite.
À Lussac-les-Châteaux, tout d’un coup la réalité. La queue des autos, camions, autocars, chars à bancs, charrettes à bras, pour tenter de passer le goulet barbelé. Les injonctions d’un caporal et de deux gendarmes, les badauds, les veuves éplorées, les enfants enrhumés, tout le jour à attendre, avancer mètre par mètre, pousser la De Dion pour ne pas dépenser le précieux carburant. À l’entrée du village, le relais, le café du commerce, une place comme une autre, un carrefour, une église à campanile comme si on était au Brésil. Alexandre s’était ranimé. « Je ne sais qui, on m’a parlé autrefois de la collection de sarcophages mérovingiens, des squelettes de femmes, il paraît qu’elles étaient des géantes ! » Éthel a persiflé : « On pourrait visiter, peut-être ? » Il était vraiment incorrigible. Du genre à faire le baisemain dans un cloaque, à avoir un bon mot au milieu d’un désastre. Elle pensait à ces grands Mounes de Maurice, si élégants, si distingués, si prompts jadis à faire couper le jarret de leurs esclaves révoltés ou à répandre leur semence dans le ventre des filles de couleur.
Mais aujourd’hui, ça n’avait plus d’importance. On allait vers le sud, peut-être qu’on ne reviendrait jamais. Éthel avait un goût d’amertume. Cette route raide, droite, vide, au milieu des champs, chaque borne kilométrique arrachait quelque chose, déterrait, démolissait, pétrifiait Éthel réalisait qu’elle avait vingt ans, et qu’elle n’avait jamais été jeune. Xénia le lui avait dit, un jour : « Tu as l’air d’une éternelle vieille fille ! » Et tout aussitôt, à son habitude, elle l’avait frappée de ses petits poings durs : « Allez, ne pleure pas ! C’est mon cadeau d’anniversaire ! »
Avancer tout droit sur cette route, dans le phaéton Belle Époque qui arborait ses splendeurs passées comme une grande cocotte ses bijoux surannés et ses fourrures mitées. Justine digne et droite, chapeautée, gantée, pour mieux en remontrer aux boches. Alexandre, son teint bistre de vieux colonial, quelque chose d’indien dans les mèches blanches qui parsemaient sa tignasse noire. Le barda plus qu’invraisemblable dans l’habitacle de la De Dion, surtout la collection de cannes-épées provenant de Maurice, dont Alexandre avait refusé de se défaire et qui brinquebalait au plafond, attachée par un lacis de ficelles et de nœuds marins. Avait-il réussi à emporter à l’insu de sa femme le modèle au tiers de la grande hélice en bois tournée par un ébéniste selon ses plans, qui devait définitivement révolutionner la propulsion du plus-léger-que-l’air ? À moins que Justine, au dernier instant, n’ait réussi à bazarder l’engin (« Si on nous arrête, avec l’espionnite qui court en ce moment, notre compte est bon ! ») ?
Panne sur panne, après Béziers. L’essence était frelatée, Éthel devait démonter le carburateur, souffler dans le gicleur, puis tourner la manivelle en prenant garde au retour à vous casser le bras, ou bien s’arrêter près d’un abreuvoir croupi, défaire le bouchon du radiateur avec un chiffon et, tout le long du chemin, guetter chaque grincement, chuintement, sifflement du joint de culasse, chaque coup de marteau des bielles, coups de l’horloge de la mort pour la De Dion, et pour ses passagers sans doute, dans ce no man’s land, ce désert fleuri, cette campagne mortifère, cadavérique, ces petits bois de pins au bord de la lande, où se cachaient les voleurs et les assassins.
Dans les auberges, les petits hôtels pour voyageurs de commerce, de ceux dont autrefois Justine aurait ri — les palaces pour les congés-payés ! — , c’était chaque soir les mêmes rumeurs : « N’allez pas par ici, n’allez pas par là, évitez le pont de la Vienne, il paraît qu’il est miné, ne parlez pas avec les bonnes sœurs sur la route, on a arrêté un curé et sa bonne, c’était la cinquième colonne. Mademoiselle, ne demandez jamais votre chemin, vous vous retrouveriez dans un sentier de traverse, et hop ! assassinés, pire encore, vous seriez jetés dans un puits, les boches se vengent de ce que les Marocains ont fait en Allemagne, même une famille avec des enfants, ça peut être un piège ! »
Leur viatique, c’était ce papier plié en quatre, copié au crayon bleu, qui disait :
Bescheinigung
Die Frau Brun, Éthel Marie,
Aus… Paris ist berechtigt, mit irhem Kraftfahrzeug n° 1451 DU 2
Nach… Nizza zu fahren.
Es fahren mit ihr Familiaren
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