Les noms révélés par Henri Béraud : Jean Zay, alias Isaïe Ezéchiel, Léon Blum, alias Karfunkelstein. Les noms des chefs d’entreprise juifs sur la place publique, affichés dans le J O., par ordre alphabétique, une liste honteuse, sans fin :
Aksebrad
Achtenkiem
Abramowski
Astrowicz
Berger Gidel
Blumkind
Braun
Cahen
Chapochnik
Corn
David
Fain
Fatermann
Finkielstein
Foncks
Fridman
Galazka
qu’Éthel lisait dans le vent, et instinctivement elle avait cherché le nom de Laurent Feld, comme si cette liste d’ignominie pouvait l’avoir trouvé, là où il était, de l’autre côté de la Manche, avoir révélé sa cachette, son secret dans le cœur d’Éthel, dénoncé par la voix rocailleuse de Talon, ou bien mis en évidence par l’ironie de la générale Lemercier, sa façon de secouer la tête en faisant ttt ttt ! du bout de la langue, quand elle était revenue enthousiasmée par la grande réunion de la L. V. F. au Vél’ d’Hiv, et qu’avec vingt mille Parisiens elle avait annoncé son soutien indéfectible aux troupes allemandes, finlandaises et roumaines dans le grand combat contre le bolchevisme universel ! Alexandre avait baissé la tête, mais Justine, elle, s’était indignée et l’avait reconduite à la porte du salon dévasté, comme si elle avait encore quelque chose à sauver, l’honneur, la mémoire, Dieu sait quoi !
Tout cela était pathétique, vaguement ridicule, certainement venimeux. Éthel avait pensé alors que c’était trop tard, qu’elle ne pourrait pas quitter sa famille, comme elle aurait voulu le faire, pour s’embarquer à l’aventure vers l’autre bout du monde, vers le Canada — le rêve de Maria Chapdelaine, d’un pays froid et pur, où la neige étincelait sous le ciel, où les forêts sont sans fin, où Laurent la rejoindrait pour une vie nouvelle. Ils en avaient parlé, sur la plage, pour quand la guerre serait finie. Ils avaient commencé des projets, lui dans un cabinet international, elle à enseigner la poésie dans un lycée privé.
Mais trop tard maintenant, sur le bord de ce radeau de naufragés que le vent de la réalité allait emporter. Au milieu des décombres, les valises déjà bouclées, les cartons ficelés, une débâcle d’objets flottants au courant incohérent des événements, dans le chaos des fausses nouvelles, des communiqués mensongers, des articles de propagande, de la haine des étrangers, de la méfiance des espions, des ragots d’épicier, de la faim et du vide, du manque d’amour et d’orgueil.
Le chargement a eu lieu à la gare d’Austerlitz barricadée, bardée de filets antiavions, de barbelés, de sacs de sable, dans le froid de mars. Alexandre n’était pas venu. Il était resté assis dans l’unique bergère, accablé, silencieux. Depuis l’effondrement, il avait renoncé à toutes ces petites choses qui l’avaient fait vivre depuis des lustres, les déjeuners en célibataire dans les bistros de rapins à Montparnasse, les cafés avec les Mauriciens rue de Vaugirard, les balades aux Champs-Élysées (« Pour assister à la relève des boches, merci bien, avec tous ces salopiaus à la parade », avait commenté Justine). Il avait annulé son abonnement à Gringoire, faute d’argent, et aussi à cause de l’article de Maxence sur Bagatelles pour un massacre, à Je suis partout à cause de la bave de Marcel Jouhandeau sur René Schwob — la petite phrase : « Je refuse que la Vierge Marie soit une petite Juive de la rue des Rosiers. » Il n’écoutait plus les nouvelles à la radio. Il restait à fumer tous les tickets de tabac que Justine réussissait à recueillir. Il toussait comme par habitude. Peut-être qu’il ne pensait à rien.
Éthel regardait son profil, le nez aquilin, le front haut, la petite barbe taillée avec soin, les longs cheveux noirs renvoyés en arrière, si anormalement drus pour un homme de son âge, elle l’imaginait à vingt-cinq ans, quand il avait quitté Maurice pour la première fois, audacieux, désargenté, séduisant, pour commencer une vie neuve en France. Tout ce qui le séparait de cette gloire, de cette jeunesse, tout ce qui avait glissé, s’était enfui, année après année, jusqu’à cette pièce vide d’où il serait bientôt expulsé.
Justine avait pris les choses en main. À la gare, elle s’affairait, multipliait les recommandations, les pourboires aux portefaix. Par ici, pour la glace, au fond, entre les deux commodes, et les cartons de vaisselle, l’armoire démontée, les coffres, les malles en osier qui contenaient les piles de draps de lin jaunis par l’âge, les vêtements, et cette sorte de huche dans laquelle elle avait entassé tous les jouets d’Éthel, poupées au visage de porcelaine, dînettes, Nain jaune, boîtes de loto, de dominos, de diabolos, gyroscope, puces sauteuses, lanterne magique, Ludo, pêche à la grenouille, minicroquet, et même le passe-boules qui faisait si peur à Éthel quand elle était petite, une sorte d’ogre de papier mâché qui ouvrait très grand sa gueule pour avaler des manchons de chiffons, et qu’il avait fallu cacher dans la cave. « À quoi tout ça va nous servir à Nice ? » avait demandé, pour la forme, Éthel au moment d’embarquer ce fatras. « Et mes petits-enfants, avec quoi joueront-ils ? » La réponse de Justine avait mis Éthel en rogne. « Des petits-enfants ? Tu veux dire mes enfants ? »
C’était bien le moment d’en parler, sur ce quai bondé de gens apeurés, affairés, qui ne s’occupaient que de sauver leurs meubles et leurs hardes, comme si qui que ce soit au monde pouvait en vouloir, l’ennemi, peut-être le Russe sanguinaire qui allait rompre les digues et envahir l’Europe, c’était ce que racontait cette demi-démente de générale Lemercier quand elle venait encore rue du Cotentin.
La De Dion-Bouton, sortie du garage où elle avait dormi ces dernières années faute d’argent pour acheter de l’essence, avait l’allure d’un animal antédiluvien, haut sur ses pattes maigres, avec sa carrosserie jaune et noir mouchetée de rouille. Justine avait fabriqué, pour le grand départ, un rideau de caoutchouc doublé de velours (le rideau rouge de l’entrée avait fourni le tissu et les plombs) pour protéger les jambes du vent et de la pluie. Un ferronnier avait complété l’œuvre en soudant des arceaux par-dessus la capote crevée, auxquels s’attachait une plate-forme en bois qui ressemblait à un toit de gondole. Tout ce qui n’avait pas été embarqué à bord du wagon de marchandises allait trouver sa place là-dessus, matelas, tapis roulés, tentures et, tout à l’arrière, empilés les uns dans les autres, les vieux fauteuils de jardin en rotin à l’intérieur desquels Justine avait trouvé le moyen d’entasser du linge de maison, des draps, des serviettes, du savon, et même des sacs de pommes de terre cachés dans des chiffons comme au temps de l’octroi. C’était pitoyable, comique, en même temps vaguement honteux, avait pensé Éthel. Son permis tout neuf (Alexandre avait échoué à chaque tentative à l’épreuve de conduite, bien qu’il conduisît depuis les débuts de l’automobile) faisait d’elle le pilote de ce char à bancs.
En compagnie de Justine, elle était allée à la mairie du XVe chercher le sésame qui leur permettrait d’échapper au piège de Paris. L’officier allemand, élégant, impeccable et courtois, et son interprète, un jeune homme chafouin, vêtu d’une veste de cuir noir, l’air d’un petit voyou, qui avait tout au long de l’entretien zyeuté Éthel comme s’il cherchait à voir sa silhouette et ses jambes sous son manteau marron.
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