J’étais en Macédoine, entouré de nymphes vêtues de voiles transparents, m’effleurant comme le souffle du vent dans une danse suggestive, sous l’égide d’une jeune fille blonde, image qui ne m’était pas étrangère, tout ça pour finir en fait par une simple rasade de schnaps ! « Approche, Prince des Chemins de l’Aventure, attrape-nous ! Celle que tu saisiras sera tienne ! » J’aurais aimé que ce soit celle qui les guide et m’a ensorcelé de son regard, pouvoir bondir à sa poursuite et la rattraper. Et la voilà qui prenait la fuite en s’écriant : « A dans un an et demi ! » Je sortis lentement de mon rêve pour retourner à la dure réalité de l’obscurité profonde et de la fraicheur de la nuit dans le bruissement des feuilles et le balancement des branches d’arbre. Je me sentais paralysé par le froid. Les événements reprirent lentement leur cours normal, et en quelque sorte tout était bien qui finissait bien ! A présent mes yeux en quête des nymphes cherchaient à pénétrer l’obscurité, et à la vue de la splendide voûte céleste qui m’enveloppait, je rampai dans mon sac de couchage. « Dire que je suis là quelque part au milieu de nulle part ! » pensais-je alors. Alors qu’une étoile filante dessinait sa longue trajectoire à travers les cieux, le vœu d’une nymphe à mes côtés me parcourut l’esprit et je m’endormis.
Le lendemain matin la routine reprend ses droits : A dix heures, le linge humide de la rosée du matin est à nouveau sec, et je cherche du regard les nymphes pour les remercier, mais elles doivent apparemment se livrer ailleurs à leurs divertissements…Comme je trouve que le starter du kick a trop de jeu, je lui fais faire lentement un quart de tour environ, jusqu’à ce que je sente une résistance, puis retour en arrière et pour finir plein pot. Le résultat ne se fait pas attendre ! Et voilà, à présent direction le sud ensoleillé ! Par endroits la route est recouverte de boue ou de graviers qui bouchent les fossés. La ville de Skopje est toute proche. Il y a quelques années cette ville avait été quasiment rasée par un tremblement de terre meurtrier. Elle est à nouveau reconstruite plus grande et plus haute qu’auparavant, trônant fièrement sur une colline avec ses façades scintillantes sous la lumière du soleil. C’est de ce coin de terre qu’étaient originaires Alexandre le Grand et Mère Térésa, la Sainte de Calcutta. Sur une des collines se dresse menaçante une forteresse aux tours anguleuses, tandis que des minarets et des clochers surplombent la vieille ville. Par chance un large périphérique avec une légère déclivité ascendante entoure la ville. Je l’emprunte, ce qui me permet d’avoir un regard d’ensemble sur les environs. Les prairies et les champs verdoyants au-dessous dans la plaine sont entrecoupés par la rivière Vardar, alors que plus haut les flancs des collines plutôt secs ne sont fréquentés que par des troupeaux itinérants. Les averses de la veille ont modifié le paysage à présent recouvert d’un voile de verdure aux effluves de printemps. Depuis les hauteurs mon regard plonge un peu plus vers le sud, avec en arrière-plan la Grèce qui m’attend aujourd’hui peut-être ? Toujours est-il qu’il serait mieux de faire étape pour la nuit un peu avant ou après la frontière, en tout cas pas à la frontière même. Les gens dans les villages frontaliers sont grisâtres, à l’image des frontières et de leurs maisons où chacun vaque à son business ou à d’autres affaires plus ou moins obscures.
Face à moi s’étend tel un livre d’images grand ouvert la Macédoine, ancienne patrie d’une des cultures les plus florissantes dont le mode de pensée fut le socle de notre démocratie, le point de départ du plus grand empire mondial, et une contrée digne d’un voyage à elle seule. Néanmoins ma destination finale est l’Asie, afin de mettre un peu de distance entre moi et ma patrie, à l’instar d’une fusée qui doit d’abord vaincre l’attraction terrestre avant de voler librement dans l’espace…
Je me délecte à donner libre cours à de telles pensées, lorsque soudain se produit une secousse : la roue arrière se bloque avant de se libérer, puis le moteur fait un bruit de broyeur qui se transforme en un battement sonore. Rapidement je débraye, j’enlève la vitesse et laisse l’attelage rouler le plus loin possible de la route, en direction du talus où il finit par s’arrêter de lui-même. J’ôte la clef de contact, mais le moteur a déjà cessé de tourner. Je me mets à paniquer en voyant derrière moi s’élever un nuage d’huile qui répand une odeur pour le moins peu engageante, laissant présager de plus graves dommages. Est-ce là la fin du voyage ? Pas question ! Même si je dois continuer à pied ! Dois-je réparer ? Je remets la décision à demain. En attendant, les mains tremblantes, je bourre ma pipe et l’allume, laissant s’échapper en même temps fumée et mauvaise humeur, assis sur mon mammouth inerte et le regard errant à la ronde. Je me dis que j’ai de la chance que mon mammouth ait rendu l’âme sur le contrefort d’une colline et qu’en fin de compte je l’ai bien dressé ! Un peu en contrebas je reconnais quelques caravanes, tentes et voitures, et non loin de là une maison en pierres, ce qui me laisse penser qu’il s’agit d’un camping. Je pousse un peu mon side-car, saute dessus et le laisse rouler, avant de bifurquer peu après sur un chemin d’accès qui m’amène en quelques minutes sur une place. Ouf !
A peine suis-je descendu de la moto que je suis entouré d’une meute d’enfants qui dorénavant seront partout dans les mois à venir mon premier comité d’accueil ! Ce sont ensuite les premiers adultes qui sortent de l’ombre, tous le teint basané, de grosses bagues reluisantes au bout des doigts, certains arborant même des dents en or. Le destin m’a conduit dans un campement de tsiganes, ce qui parait somme toute logique puisque je fais partie moi aussi en quelque sorte des gens du voyage. Des questions fusent de toute part, ne trouvant pour seule réponse de ma part que : « Moi pas comprendre, moi Allemand ! ». C’est alors que d’un geste de la main le chef appelle un garçon d’environ 18 ans prénommé Januz ou quelque chose comme ça, qui parle un peu allemand et me demande de l’appeler par son prénom allemand Hans. Je lui explique ma situation et lui demande s’il m’est possible de rester ici quelques jours, le temps de la réparation et contre un défraiement, cela va de soi. Tandis qu’il se tourne vers les autres pour leur expliquer fièrement et à grand renfort de gestes mon problème, que les enfants autour de lui sont tout à l’écoute de son récit et que les femmes papotent par derrière, la main devant la bouche pour éviter que je ne lise leurs paroles sur leurs lèvres et que je ne découvre leurs dents abimées recouvertes d’or, une brève discussion s’engage entre les hommes.
Un homme à la barbe de plusieurs jours et de stature imposante s’avance alors en arborant son dentier en or et me serre la main, tout en me tapotant sur l’épaule. « Okay ! » dit-il en tentant de m’attirer de côté, alors qu’il est hors de question que j’abandonne le side-car au milieu des enfants inquisiteurs, craignant que quelque chose ne disparaisse ! J’ai en effet grandi dans un pays où les tsiganes sont suspectés de tous les méfaits, voire même de voler les enfants pour les vendre ! Je demande à mon jeune traducteur où je peux poser ma tente, suite à quoi il me montre un emplacement plat un peu à l’écart de leur campement, ce qui me laisse présager leur méfiance à mon égard. Tandis que je grimpe sur mon side-car, une horde d’enfants se mettent à me pousser à grand renfort de cris de joie, formant autour de moi un cercle étroit qui me laisse peu de place pour avancer. Je redescends de ma moto, pose des pierres devant et derrière les roues, sous le regard inquisiteur des adultes à l’arrière-plan.
Читать дальше