Dans un rire bruyant il me tendit la cuisse de poulet qu’il était en train de ronger et que je m’apprêtais à refuser, lorsque Hans assis à mes côtés me chuchota en me poussant du pied : « Mange ! Sinon, il va le prendre pour une offense ! », ce qui me remémora une blague : c’est une fille qui demande à sa copine : « Qu’y-a-t-il aujourd’hui au menu ? ». Cette dernière lui répond : « De la langue de bœuf ! ». La première réplique alors : « igitt ! je n’aime pas ça ! ». « Ah bon ! Pourquoi donc ? », rétorque sa copine. « Je ne mange pas ce que les autres ont déjà eu dans la bouche ! »
Quant à Hans, si je ne l’avais pas toujours eu à mes côtés, mon séjour n’aurait certes pas été aussi agréable, mais par contre très certainement plus problématique. Avait-il reçu pour mission de faire office pour moi de surveillant, sous prétexte que les tsiganes traitent les autres avec autant de défiance que nous ne le faisons à leur égard, ou bien agissait-il ainsi parce qu’il parlait allemand, ce qui lui conférait de l’importance ? Devant un verre de bière et de vin et au rythme des chants et des danses, deux hommes jouèrent de la guitare. Hans me murmura à l’oreille : « Ne danse pas, même si une fille t’y invite, ça peut te jouer de mauvais tours, à toi et à elle aussi ! » Il n’eut pas besoin de me le dire deux fois, car je n’étais pas de toute façon un bon ours de cirque. A cet instant je songeais à Manon, ma nymphe, en tâtonnant autour de mon cou pour vérifier si son bandeau de cuir était bien toujours là…
Je me réveillai tard comme tout le monde. Beaucoup de voitures étaient déjà parties, ce qui me laissait supposer qu’il y avait des lève-tôt dans le camp. Les chiens avaient enlevé les dernières traces du repas de fête de la veille et des poulets. Il pouvait bien se présenter qui voulait… Si un chien osait approcher trop près, il était chassé d’un coup de pied. Quant aux enfants, il suffisait la plupart du temps de lever le ton ou de faire un geste de la main. Contrairement à ce qu’il soutenait, il m’était difficile de croire que Hans n’avait jamais été frappé…
A cause de la soirée de la veille et de la nuit courte, j’avais complètement oublié de me préoccuper de ma moto. Mais à quoi bon trop se préoccuper à l’avance ? Les décisions rapides sont source d’économie de temps… C’est ainsi que je décidai de donner à mon mammouth une dernière chance et me mis aussitôt à démonter le cylindre gauche. Je dis à Hans que je n’avais pas besoin de son aide. Il comprit et me dit à son tour de l’appeler si besoin, car il restait par là. Il s’apprêtait alors à repousser d’un geste de la main quelques enfants restés à proximité, lorsque je lui rétorquai : « Laisse- les faire, du moment qu’ils ne touchent à rien ! »
Je plaçai un grand bout de chiffon sous le cylindre pour ne rien perdre de ce qui tombait par terre. J’enlevai le pot d’échappement, démontai le carburateur, ôtai la bougie noyée d’huile et de copeaux, puis la culasse. Il n’y avait plus que la bielle qui me défiait du regard, avec en travers l’axe du piston. Le piston était entièrement rongé, réduit en poudre dans le carter d’huile, et qui sait peut-être même dans le silencieux… Les soupapes étaient tordues, il y en avait même une de cassée, quant au carter d’huile, il était rempli de müesli d’aluminium ! Au moyen d’un pinceau trempé dans de l’essence, j’essayai alors de tout nettoyer. D’où cela pouvait-il bien venir ? Est-ce que c’était une soupape qui s’était cassée, ou un segment ? Ou le piston s’était-il cassé ? C’était quasiment impossible ! Peut-être un graissage insuffisant, ou la culasse trop réduite par un fraisage, ce qui aurait poussé le piston trop vers le haut et expliquerait aussi ce bruit indéfinissable ? Ou alors une bougie trop longue, ou encore le vilebrequin qui aurait pris peut-être un léger coup auparavant ? Avec une pompe à main que je remplis d’essence, je lavai tous les copeaux de l’intérieur. Je vérifiai le jeu de la bielle avec le vilebrequin, et contre toute attente tout était normal. Néanmoins je décidai de changer la bielle.
Les enfants m’apportèrent alors une assiette avec les restes du diner, car il devait être midi. Hans pour qui le démontage des moteurs ne semblait pas être une énigme, et ce bien que j’ai du mal à me l’imaginer les mains couvertes de cambouis, me scruta par-dessus l’épaule. Pendant les quelques jours de mon séjour il arborait tout le temps un costume impeccable et des chaussures de cuir reluisantes, ce qui me faisait penser qu’il devait souvent les nettoyer dans ce campement poussiéreux !
Nous inspectâmes ensemble les dégâts qui pour une fois ne semblaient pas si conséquents. J’ouvris l’autre cylindre pour tout nettoyer, puis nous vérifiâmes avec des moyens primitifs que le vilebrequin n’avait pas pris de coup, ce qui semblait se confirmer. J’avais avec moi toutes les pièces de rechange sauf un vilebrequin que j’avais laissé à la maison dans les deux autres blocs-moteur. Il n’était certes pas question pour moi de faire demi-tour pour le récupérer. Et comment aurais-je pu faire ? Pour la première fois il me vint à l’esprit que je pourrais poursuivre ma route sans moto, ce qui me débarrasserait certainement d’un grand souci…
L’après-midi Hans vint me trouver et me dit : « Fais une pause et viens avec nous à la piscine ! », ce à quoi j’acquiesçai, d’autant plus que j’en avais assez du tournevis ! Nous partîmes à deux voitures, dans l’une femmes et jeunes filles en plus du chauffeur, dans l’autre hommes et garçons, soit huit à dix personnes à l’intérieur. Tout se passa bien, et bientôt nous nous retrouvâmes tous sous la douche où tout le monde, moi y compris, en profita pour se laver comme il faut. Après les longs moments de solitude du trajet, la piscine avec les gens bruyants me semblait être un autre monde. Sur le chemin du retour à la tombée de la nuit nous fîmes tous un tour dans les rues de Skopje, avant de nous attabler et me faire offrir une pizza, plat qui était ici aussi très à la mode.
En ouvrant la tente, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que quelqu’un avait pénétré à l’intérieur, car j’avais laissé de petits indices comme par exemple la position de la fermeture éclair et une fronce à la moustiquaire ! Tout à l’intérieur avait été fouillé, remis en place dans son ensemble, le sac de couchage avait été ouvert, apparemment rien ne manquait, même pas mes appareils photo. Quant à l’argent que je ne portais pas dans ma ceinture, je l’avais glissé sous le tapis de sol de la tente par derrière. Je renonçai à l’idée d’avertir Hans, étant persuadé qu’il était au courant, ce qui pouvait expliquer en même temps l’invitation à la piscine. De toute façon le coupable se ferait réprimander pour son mauvais travail et je préférais faire l’innocent.
Le lendemain matin, une explosion me fit sursauter avec mon sac de couchage. En me précipitant hors de la tente, j’aperçus un nuage de fumée s’élever du puits. Tout le monde accourut et regarda dans le puits, aux dires de Hans c’était son oncle qui avait jeté à l’intérieur une grenade à la vue d’un serpent venimeux. Je m’étonnai de tout ce matériel dont ils disposaient dans le campement, et me mis à nettoyer le moteur démonté au moyen d’un tuyau raccordé à une pompe de ballon de foot et d’essence. Cela aurait été plus facile avec de l’air comprimé, mais ils n’en avaient pas dans le camp, ni même de courant. En plus il ne s’agissait que de copeaux d’alu et non d’acier qui finiraient bien par s’évacuer à la prochaine vidange… Après cette opération je remontai tout, la bielle, les pistons avec leur cylindre correspondant, et une culasse « neuve » de ma collection de ferraille. Hans se tenait à mes côtés, mains dans les poches, me passait de temps à autre une clef ou tenait les tubes des tiges des culbuteurs, tandis que je replaçai la culasse. Ensuite je montai les coudes d’échappement et les carburateurs que j’en profitais pour nettoyer à nouveau de fond en comble, remettant les réglages au lendemain. C’est ainsi que se passa l’après-midi.
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