Pourquoi les policiers sont-ils donc toujours aussi circonspects ? Est-ce pour se rendre importants ou se repaitre de la peur qu’ils suscitent chez leurs victimes ? « Qu’avez-vous dans le sac à dos ? De la drogue ? » En l’ouvrant, nous répondons sans rire, du moins pas à gorge déployée : « Des fringues ! » Une idée me traverse alors l’esprit : Pourvu qu’ils ne découvrent pas mon pistolet ! Cette hantise ressurgira à chaque nouvelle frontière. Après avoir fouillé dans les sacs et jeté par terre quelques affaires, ils s’exclament en nous rendant nos passeports : « Disparaissez ! » Nous pensons avoir mal compris et qu’ils nous souhaitent en fait la bienvenue, tandis que nous replions avec une infinie lenteur nos affaires éparpillées et rangeons avec minutie nos sacs à dos.
Avec une certaine impatience ils interrompent le trafic qui n’est pas dense à cette heure-ci, nous dirigent vers le bas-côté de la route et nous disent en montrant le panneau avec l’inscription ATHINAI : « Dégagez et pas d’autostop ! C’est interdit ! Continuez à pied ! » Ils nous font alors comprendre que si nous ne dégageons pas d’ici une heure, ils vont nous arrêter.
Alors que la nuit tombe, le Prince s’exclame : « Ces trous du cul vont bientôt avoir fini leur journée de travail ! » A peine a t’il dit cela, qu’ils se hissent sur leur selle et décampent en direction de Thessaloniki. « Ouf ! Enfin ! » reprend le Prince, soulagé, ce à quoi je rétorque : « Attendons encore un peu ! » Et en effet nous n’avons pas traversé la moitié de la localité que nous entendons au loin pétarader les motos de notre bande de rockers en uniforme qui se rapprochent lentement. « Marcher, marcher ! » s’écrient-ils en allemand, en nous montrant la direction d’Athènes. En ricanant, ils appuient alors sur le champignon et détalent, nous laissant quelques minutes de répit.
Le Duc montre du doigt une sorte de talus ou de digue qui s’élève derrière les dernières maisons et que nous grimpons et dévalons à la suite, tandis que l’un d’entre nous qui est caché derrière le promontoire monte la garde. Cinq minutes se sont à peine écoulées que les voilà déjà de retour, nous cherchant partout du regard, moteur au ralenti. Une fois qu’ils se sont suffisamment éloignés, notre vigie leur crie : « Allez ! rentrez chez vous, enfoirés, la journée de boulot est terminée ! «
Nous préférons rester sur place pour la nuit, car avec cette police qui rôde dans les environs c’est trop dangereux. Nous nous mettons alors à l’aise en étendant les ponchos, sacs de couchage par-dessus. Les deux acolytes avaient échangé quelques drachmes à la frontière, ce que j’avais complètement omis de faire, tout préoccupé que j’étais par ma moto. Le « Duc » s’esquive peu après dans l’obscurité en direction de la localité, réapparait un quart d’heure plus tard avec du pain et deux bouteilles de Retsina et dit : « C’est un joli petit village, mais il vaut mieux que nous restions dans notre cachette ! »
Allongés sur nos sacs à dos à la lueur du croissant de lune, nous parlons de nos aventures, tout en déballant nos provisions pour apaiser une petite faim naissante. Comme mes compagnons ne trouvent pas le tire-bouchon qui a dû se perdre quelque part sur le rond-point, à moins que les flics ne nous l’aient fauché, j’extrais mon couteau finlandais de son étui et passe la lame délicatement sur le col de la bouteille, comme je l’avais déjà vu faire au cinéma, sauf que c’était avec un sabre et qu’il s’agissait de champagne. Après un coup sec avec le couteau, un « pling » aigu retentit, et je n’ai plus en main que le cul de la bouteille en morceaux, ainsi que le manche en bois avec deux centimètres de lame, et le pantalon et les bras tâchés de vin ! Nous voilà assis et dépités. « Comme les trompettes de Jéricho ! », précise le « Prince » au bout d’un moment, « dommage pour le pinard ! » « Dommage aussi pour mon couteau ! » Pour ne pas mourir de soif, nous poussons alors le bouchon de l’autre bouteille avec un bout de bois dans son col.
Au mois de mai les nuits sont déjà plus longues, et comme nous avons beaucoup de choses à nous dire et que nos gosiers sont plutôt secs, le « Prince » s’esquive furtivement, se mêle aux flâneurs et fait l’achat de deux autres bouteilles. « Ce gout me fait plutôt penser à de la pisse de chat. » dis-je. « Comment ? » me demande-t’-il, « tu en as déjà gouté ? » Je lui rétorque en riant : « Cela a à peu près le même goût, et rien ne vaut franchement le vrai vin. » « Espèce d’ignorant ! » réplique alors le Prince, « ce n’est qu’en adoptant le mode alimentaire d’un pays qu’on apprend à connaitre sa culture ! » « Très bien » lui dis-je, « mais pourquoi le Retsina a-t-il donc ce goût si bizarre ? »
« Cela remonte à une certaine époque où dans cette région il y avait en permanence des guerres », me dit-il. « Du temps de son occupation par les Turcs, ces derniers avaient confisqué tout le vin aux paysans et s’en délectaient. Bien que le Coran interdise officiellement la consommation de vin, Allah est généreux, et comme en plus il ne pousse pas grand-chose dans cette région en dehors du vin et que l’eau n’est pas très bonne, les Turcs préféraient le vin. » En en prenant une gorgée de la bouteille qu’il me tendit, je lui objectai que je ne comprenais pas comment les Turcs avaient pu apprécier ce breuvage. « C’est justement ça ! » me dit-il, « les Grecs se disaient que s’ils faisaient du mauvais vin, les Ottomans n’en boiraient sûrement pas, et c’est pour cette raison qu’ils y mélangèrent un peu de sève de pin. Et en effet quand les Turcs goûtèrent le crû de l’année, ils le trouvèrent si horrible qu’ils préférèrent leur café. Par précaution d’ailleurs les Macédoniens s’en tinrent à cette recette, car on ne peut jamais être sûr que la situation politique ne va pas changer ! »
Le lendemain matin, nous partîmes à pied en direction du sud pour être hors de portée des flics et en gardant entre nous une distance de 300 mètres, afin d’avoir plus de chance d’être pris en stop. Soit la Grèce est par excellence le pays de l’autostop, soit Tyche la déesse de la Fortune avait jeté son dévolu sur moi, toujours est-il qu’au bout de quelques minutes une voiture si cabossée que sa marque était méconnaissable, s’arrêta. Derrière le pare-brise éclaté apparut un visage rond avec à la place des yeux deux verres de lunette épais, pareils à des couvercles de bocaux de verre. Le conducteur s’arrêta 20 mètres plus loin et je me précipitai alors vers lui avec mon lourd sac sur l’épaule...
Au prix de quelques soubresauts et de quelques coups d’accélérateur et d’embrayage laborieux, nous voici à présent en route. Je me demande bien s’il a le permis de conduire et même si en fait il est obligatoire en Grèce… Par chance il maitrise mieux l’anglais que la conduite, et c’est à 70km/h tout au plus que nous rampons en direction du sud sur le bas-côté droit de la route. Parfois il réussit à doubler un attelage à cheval, mais en général c’est nous qui nous faisons dépasser à grand coups de klaxon.
Pendant un moment nous longeons la côte où une mer d’un magnifique bleu limpide contraste avec l’arrière-pays stérile et caillouteux, avec des ruines antiques en bordure de route de tous côtés, quelques voiliers et un bateau à vapeur qui sillonnent la mer, le soleil, des cèdres et des pins de ci de là, bref une Grèce telle qu’on se l’imagine…
Depuis mon départ je me sens envahi pour la première fois par une insouciance totale mais passagère, car je me rends compte rapidement que l’art de la conduite n’est pas son fort, ce qui m’oblige d’ailleurs une douzaine de fois avant Athènes à lui redresser le volant pour éviter le pire. Peu à peu nous faisons mieux connaissance et j’apprends qu’il travaille au théâtre de Thessaloniki, sans plus de détail, et que sa femme est infirmière, un métier salutaire quand son mari conduit de la sorte ! D’ailleurs comme il avait déjà eu auparavant beaucoup d’accidents, il avait dû lui faire la promesse de ne pas dépasser les 70 km/h et de prendre si possible des autostoppeurs, car quatre yeux valent mieux que deux en pareille circonstance !
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