Tout le monde semble être à présent à bord. Les rampes d’accès sont relevées, sauf une passerelle qui pend librement le long de la coque du navire. Quelques attardés grimpent à bord, les amarres tombent, le navire se réveille, se met à vibrer. Le propulseur dans la proue fait rejaillir un torrent d’eau contre le quai, la poupe se libère en reculant, moteurs à demi-régime, gouvernail à fond. Les serpentins lancés par les passagers sur le pont à destination de ceux restés sur le quai se tendent, se déchirent et tombent en voletant dans l’eau. Des haut-parleurs grésillant à terre diffusent à ma grande surprise un air de Nana Mouskouri : « Je suis une fille du Pirée, j’aime les navires, le port et la mer, le rire des marins, les baisers qui ont un goût d’océan, de sel et de goudron ». Et tout cela en allemand ! Le quai s’éloigne, les gens se font encore des signes, leurs cris deviennent incompréhensibles. Les grues rapetissent à vue d’œil, un autre bac entre dans le port dans un son de corne de brume pour prendre notre place le long du débarcadère. Tandis qu’un cargo passe devant nous avec un panache de fumée noire, nous avançons maintenant à plein régime. Le soleil couchant a drapé le ciel et la mer de rouge, et l’Acropole plane au loin au-dessus de la ville plongée dans une brume persistante teintée de rose. Je suis à nouveau en mer !
Tant qu’il fait jour, je fais des investigations sur le navire et me retrouve bientôt sur la passerelle où la précipitation a cédé la place à la routine. Il y a en permanence quelqu’un à la barre, les lumières autour de nous font un ballet dansant sur l’onde, il faut changer de cap en permanence. Dans la nuit nous abordons les iles Kéa et Andros, avant de nous diriger vers Chios en traversant la mer Egée. Je me rends dans la salle des voyageurs où m’attendent mes bagages. A la vue des sièges libres, je me dis que les gens doivent être encore au restaurant ou dans les boutiques détaxées. Après une collation et un peu de lecture, je flâne sur le pont faiblement éclairé, regarde dans le sens du vent l’écume de la proue qui croise la houle. L’air a un léger arrière-goût de sel, et vers deux heures nous quittons le dernier port. A différents endroits des groupes se sont formés et se jettent littéralement sur les alcools détaxés. Dans les salles aussi il y a du mouvement, à commencer par les enfants qui jouent en courant de toute part, puis les adultes qui font tourner les bouteilles en chantant ou en levant le ton pour mieux se faire entendre, car personne dans ces pays ne va se coucher tôt et il n’est pas question pour le moment d’aller au lit.
Est-ce à cause de l’agitation de la mer ou de l’« ouzo », cet alcool anisé, toujours est-il que les gens commencent à se précipiter vers les toilettes où se forment bientôt des files d’attente, car si l’on peut différer un besoin naturel, il n’en est pas de même pour un estomac qui se rebelle ! Des passagers se précipitent vers le bastingage et récupèrent selon la direction du vent leur vomi, celui du voisin, ou du pont de dessus. Aucun recoin à l’intérieur ou à l’extérieur n’est épargné, avec pour seul espoir un endroit où l’on puisse s’accrocher. Bientôt la salle de détente n’est plus qu’une patinoire aux odeurs nauséabondes de vomi où les enfants pataugent, tombent et se précipitent en larmes vers leur maman qui a déjà de quoi faire avec le papa qui est ivre-mort et a en plus le mal de mer ! Impossible dans ces conditions ici à l’intérieur de fermer l’œil ! Je m’empare alors de mon sac à dos et me fraye un chemin à travers les couloirs étroits et les escaliers vers le pont des canots qui entretemps s’est pas mal vidé de ses passagers, mis à part quelques petits couples résistants au mal de mer et pour qui leurs tendres effusions embellissent la traversée. Disposant à présent d’un peu d’air frais, je déroule mon sac de couchage derrière les installations et trouve enfin quelques heures de répit agrémentées par le sommeil.
Le lendemain matin en me rendant aux toilettes, quelle surprise ! Tout l’escalier est recouvert d’une couche glissante de restes de repas et de boissons. Heureusement que l’équipage armé de balais-brosses a repris le combat, simple routine pour lui ! En abordant Chios, la mer se calme et l’équipage parvient à amener le navire à quai avec précision. Les gens se précipitent à terre, et après avoir déposé mes bagages dans un bureau du port, je pars en reconnaissance.
Chios est une ile assez sèche, dominée par une montagne élevée et rocheuse d’où est originaire Homère, l’auteur de l’Iliade et l’Odyssée. L’ile a dû connaître des époques plus prospères, car beaucoup de maisons donnent une impression d’abandon ou de délabrement et les champs sont en jachère. Est-ce à cause de la saison ou de l’exode rural ? Toujours est-il que les agaves et les figuiers-cactus forment des haies ou se sont répandus sur les terrains en jachère, alors que les citronniers portent des fruits que personne ne cueille. J’en prends alors un, le porte à mon nez, ne sais quoi faire avec. Je rencontre peu de gens, hormis une femme, sans doute une paysanne qui en passant se moque de moi, cueille un citron qu’elle avale comme une pomme. A mon tour je mords dans le mien, et elle se met à rire en voyant ma mine peu réjouie.
Quelques chèvres grimpent sans être empêchées par qui que ce soit sur les murs de séparation des champs. Il fait chaud et le vent du large apporte un peu de fraîcheur. Je retourne en direction du grand large et de la plage de galets qui font un bruit de cliquetis sous l’effet du léger roulis des vagues, dépose mon sac à dos à l’ombre des rochers en bordure de baie, et cours tout nu en direction de cette mer d’huile. Comme j’ai toute la plage pour moi, je décide d’y passer la nuit, en attendant le navire du lendemain pour Cesme et la terre ferme turque.
Dans le port je pars en quête du guichet pour me procurer un billet. Croyant avoir mal compris, je fais répéter le prix au guichetier qui me l’écrit sur un bout de papier : L’équivalent de 60 DM pour les 10 kilomètres qui me séparent de la terre ferme, alors que pour les 250 kilomètres depuis le Pirée jusqu’ici je n’ai payé que l’équivalent de 6 DM ! Il me répond que c’est à cause de la frontière et de la guerre. L’embarcation ne tarde pas à arriver : il s’agit d’un vieux rafiot de bois répondant au fier nom d’Aphrodite, avec une envergure de dix mètres de long pour trois mètres de large, juste assez pour embarquer une voiture. Mais quel habitant de Chios pourrait bien partir pour la Turquie en voiture en temps de guerre ? Je suis donc le seul passager. Heureusement qu’une épaisse couche de peinture maintient les planches assemblées ! Tout le cordage est en fibre naturelle, même une voile opérationnelle est disponible au cas où le moteur tomberait en panne, ce qui est plutôt rassurant. Mais ce n’est pas le cas dans cette traversée ! Un léger toussotement fait avancer le bateau dans une vague d’étrave bouillonnante en direction du continent. En ma qualité d’unique passager, j’ai le droit de faire connaissance avec le bateau et même de tenir la barre qui est plutôt difficile à manœuvrer à cause de sa transmission par chaîne et de son jeu important, mais l’essentiel est d’arriver à bon port !
L’Asie se fait proche : Je reconnais les murs d’une ancienne forteresse érigée sur une rive en pente avec ses six tours, dont deux sont encore intactes du côté du rivage. A ses pieds se profile le quai où notre petit navire accoste bientôt et où deux voiliers marchands en bois sont ancrés, l’un d’eux rempli de planches. Etant donné que je suis le seul touriste, tous les commerçants se précipitent vers moi dès que j’ai mis le pied à terre. Ils devraient pourtant se rendre compte que mon sac à dos est déjà bien rempli ! Pour leur échapper ainsi qu’aux curieux, je me rends à la gare routière où j’achète un billet pour Istanbul…
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