A notre droite se dresse l’Olympe du haut de ses 3000 mètres, recouverte de forêts sur le bas, puis de rochers et d’éboulis, et enfin d’une coupole de neige depuis laquelle les dieux ont dirigé autrefois le destin de l’humanité ! Je me dis alors qu’ils n’ont pas dû avoir chaud et se sont plutôt ennuyés, se contentant de fomenter des guerres entre les hommes et de les regarder se massacrer entre eux, quand ils n’étaient pas impliqués dans des histoires de fesses ! Aujourd’hui les dieux sont absents, mais pas les guerres !
A un moment donné, la mer cède le pas aux montagnes que la route traverse. Nous faisons une pause, et errant à travers les ruines, je touche pour la première fois des pierres taillées il y a 3000 ans par un tailleur de pierres et assemblées par des maçons. En passant mes mains sur leur surface lisse et les yeux clos, j’imagine des hommes en sueur couverts de poussière et maniant avec une infinie patience les outils les plus rudimentaires. Combien pouvait peser un tel bloc ? Comment les déplaçait-on et avec quelles techniques étaient-ils superposés ? Peut-être se sont-ils posés à l’époque la question de la finalité de leur labeur et d’une éventuelle vie meilleure où il n’y aurait pas à réaliser sans cesse ces constructions mégalomanes, où les guerres ne détruiraient plus indéfiniment tout et ne plongeraient plus les hommes dans le malheur le plus profond. Doutaient-ils alors déjà de l’existence des dieux ?
Le sol est rocheux, avec très peu d’humus, le plus souvent quelques taches parcimonieuses. Les racines des cyprès et des pins en quête de prise et de nourriture cherchent souvent en surface une fente par où pénétrer, ça sent la résine, les troncs sont collants au contact de leur écorce rugueuse. J’extrais une goutte sèche de résine d’une fente de l’écorce, la porte à mes lèvres et la mastique. Elle a un goût de Retsina et se colle dans le creux de ma dent, des heures après j’ai encore l’arrière-goût rafraichissant en bouche. Comme la marche pas plus d’ailleurs que la conduite ne sont les points forts de mon chauffeur, des gouttes de sueur perlent sur ses joues, il est en nage.
A un moment donné nous apercevons en contrebas la Mer Egée, et pour caractériser cette magnificence il ne me vient à l’esprit que le mot certes rebattu de « pittoresque ». Les situations critiques s’accumulent, et il me semble faire office d’ange gardien auprès de mon chauffeur dont je dois corriger souvent la trajectoire, et qui refuse de me confier complètement le volant. Tout en regardant à droite et à gauche, il me cite des noms de batailles ou de lieux saints, ce qui lui fait rapidement perdre le sens de l’orientation et confondre le côté droit et gauche de la route. Toute la Grèce ressemble à un musée géant.
Nous nous arrêtons alors non loin de la mer à proximité d’un monument semblable à un mur, et sur lequel un guerrier armé d’un bouclier et d’une lance monte la garde, les Thermopyles. C’est là que les guerriers grecs sous l’égide de Léonidas défièrent le roi des Perses, avant de se faire exterminer à l’époque de Xerxès, le conquérant perse dont les troupes étaient largement supérieures en nombre. Une stèle ancrée dans le sol annonce aux lointains descendants que nous sommes : « Etranger, annonce aux Lacédémoniens que nous gisons ici pour avoir obéi à leurs lois ! » Même moi l’objecteur de conscience, je me pose la question de savoir si une guerre ne peut pas être juste. Quand la liberté est en jeu, l’homme est prêt à tout…
L’après-midi, nous posons les pieds là même où les Grecs en l’an 490 avant J-C ont remporté la victoire décisive contre les Perses : Marathon, à 42 kilomètres d’Athènes. Dois-je parcourir à pied cette dernière étape avec 27 kg sur le dos, plus que l’équipement de guerre complet d’un Hoplite ? Quant à celui qui avait apporté à Athènes la nouvelle de la victoire, ce devait être un de ces Gymnètes qui faisaient économie de vêtement en combattant nu. Je préfère pour ma part continuer avec mon chauffeur.
En bordure de route surgissent des banlieues crasseuses, dont les lignes téléphoniques et électriques forment une gigantesque toile d’araignée reliant les maisons entre elles. Bien que mon chauffeur semble perdu dans la cohue citadine, nous arrivons bientôt dans son quartier où il me dépose. A pied, puis en bus, je m’insinue dans les rues en direction du centre antique. Dans l’air, au-dessus de cette ville géante saturée de gaz d’échappement et semblable à un tampon gris de coton, trône sur l’Acropole le temple du Parthénon, d’une blancheur resplendissante à la lueur du soleil.
Je me fraye un chemin à travers la foule dense des autochtones et des touristes, dans les ruelles étroites bordées de chaque côté par des boutiques de souvenirs aux vendeurs entreprenants et par des restaurants aux effluves odorantes alléchantes. Dans un petit troquet je commande une bière et un sandwich au nom incompréhensible, et me masse les clavicules endolories par le poids du sac à dos que l’aubergiste dépose à ma demande sous le comptoir. A présent soulagé, je gravis une des ruelles étroites qui mènent à l’Acropole, érigée sur un rocher abrupt et accessible seulement à certains endroits. Qui plus est, tout le site du temple est clôturé, ne serait-ce déjà que pour encaisser les entrées des visiteurs. Au fur et à mesure que je monte, les gens se font de plus en plus rares, et pour finir la ruelle se transforme en un sentier qui serpente à travers des broussailles desséchées et contourne des blocs rocheux abrupts.
Ayant découvert un petit emplacement en saillie idéal pour la nuit, je redescends en ville et me laisse emporter par le flot des touristes, en direction des curiosités de la ville. A cause de la chaleur des ruelles je cherche refuge dans une église orthodoxe, où une fois le portail refermé, un silence enrobé de fraicheur m’enveloppe. L’or des icônes brille faiblement à la lueur de quelques rares rayons de soleil qui percent à travers les carreaux manquants des vitraux multicolores aux encadrements de plomb. Des visages ovales légèrement inclinés de vierges et de saints me dévisagent avec leurs yeux en amande, une main levée et les doigts symboliquement écartés. Dans ce silence au léger parfum d’encens un profond sentiment de béatitude me submerge : je suis sur la route, enfin, après tant d’années… tel un des membres du Cercle des Pèlerins du Pays du Levant… !
A la tombée du jour je vais récupérer mon sac à dos dans le bar, après m’être procuré un peu de pain, de féta et une bouteille de bon vin. A la montée je fais régulièrement des haltes à cause du poids de mon sac à dos, mais surtout pour ne rien perdre du coucher de soleil, pour moi le plus beau moment de la journée. Tout en mangeant je regarde, tandis que peu à peu la nuit tombe mais seulement ici sur les hauteurs, car en bas un océan de lumières se répand tel une voie lactée terrestre au-dessus de cette ville géante dont le Pirée doit être l’extrémité juste avant de se jeter dans la mer. Alors même que l’horizon vient de perdre sa dernière lueur rougeoyante, le bruit assourdi de la ville me parvient aux oreilles. Le sol à mes pieds est dur et accidenté, formant une étroite bande rocheuse délimitée par quelques buissons noueux au feuillage dense, propices à éviter toute chute. Adossé à la paroi rocheuse, je reste là assis dans mon sac de couchage, dominant du regard le berceau de l’Occident, là même où tout a été expérimenté, de l’anarchie à la démocratie en passant par l’aristocratie…
Une légère sensation de froid m’arrache soudain aux bras de Morphée et me ramène sur terre, au moment même où Aphrodite dans toute sa majesté émerge des flots et vient me réchauffer. Puis je me rends avec mes bagages à la consigne de la gare et me renseigne sur les correspondances ferroviaires et maritimes. Un train part toutes les dix minutes pour le Pirée, ainsi qu’un bateau en soirée pour l’île de Chios, ce qui me laisse la journée pour marcher sur les traces des philosophes…
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