Laure garda encore un instant le silence, puis lentement :
– Non, je l’ai fait exprès.
Lydgate, l’homme fort qu’il était, devint pâle et tremblant : il resta quelques instants avant de se relever ; puis, s’éloignant de quelques pas :
– Mais il y avait là un secret, alors, dit-il enfin avec véhémence ; il était brutal avec vous : vous le détestiez.
– Non ! il m’ennuyait, il me fatiguait de ses caresses ; il tenait à vivre à Paris au lieu de revenir dans mon pays ; cela ne me convenait pas.
– Grand Dieu, s’écria Lydgate avec un gémissement d’horreur. Et vous aviez prémédité de l’assassiner ?
– Ce n’était pas prémédité : c’est pendant la pièce que l’idée m’en est venue, et alors c’est volontairement que j’ai agi.
Lydgate restait là muet, enfonçant, sans savoir ce qu’il faisait, son chapeau sur sa tête, et la regardait. Dans cette femme, la première à laquelle il eût donné toute l’adoration de sa jeunesse, il ne voyait plus qu’une vulgaire criminelle.
– Vous êtes un bon jeune homme, dit-elle, mais je n’aime pas les maris. Je n’en prendrai plus.
Trois jours plus tard, Lydgate était revenu à son galvanisme, dans son appartement de Paris, persuadé que le temps des illusions était bien fini pour lui. L’abondante tendresse de son cœur le préserva de toutes suites fâcheuses, et aussi la conviction du bien qu’on pouvait faire à la vie humaine. Mais il se sentait plus de raisons que jamais de se fier à son jugement, éprouvé par une si rude expérience ; et il résolut de ne plus regarder la femme désormais qu’à un point de vue purement scientifique, et de ne plus nourrir d’espérance qui ne lui parût, à l’avance, bien justifiée.
Ce qui passionnait les habitants de Middlemarch, c’était de savoir si M. Tyke serait choisi comme chapelain rétribué du nouvel hôpital, et Lydgate entendit discuter la chose de façon à être parfaitement édifié sur l’influence exercée dans la ville par M. Bulstrode. L’autorité du banquier était incontestable, mais il avait des ennemis, et même parmi ses partisans il s’en trouvait quelques-uns pour faire entendre que leur appui n’était qu’un compromis ; ils ne se cachaient pas pour dire que l’état général des choses et en particulier les hasards du commerce les obligeaient à brûler un cierge au diable. – M. Bulstrode ne devait pas seulement son influence à sa situation de banquier local, au courant de tous les secrets financiers des grands industriels de la ville, sa générosité y contribuait encore, une générosité à la fois empressée et sévère, empressée à accorder des secours, sévère à en surveiller les suites. Son intelligence et son zèle lui avaient assuré la prééminence dans l’administration des œuvres de bienfaisance de la ville, et ses charités privées étaient à la fois abondantes et minutieuses. Il accordait en secret beaucoup de petits prêts, mais il s’informait toujours exactement, avant et après, de toutes les circonstances ayant trait à l’emprunteur. Le sentiment qu’il inspirait ainsi et qui lui avait acquis un certain empire autour de lui était un mélange de crainte et de gratitude.
M. Bulstrode avait pour principe d’étendre son pouvoir aussi loin que possible, afin de l’employer pour la plus grande gloire de Dieu. Il passait par bien des conflits spirituels et par bien des débats intérieurs avant d’en arriver à fixer ses motifs et à comprendre clairement ce que réclamait la gloire de Dieu. Seulement ses motifs n’étaient pas toujours appréciés à leur juste valeur. Il y avait à Middlemarch bien des esprits obtus dont les facultés intellectuelles ne savaient peser les choses qu’en gros, et ces gens qui voyaient M. Bulstrode si détaché de tout ce qui les faisait jouir eux-mêmes de la vie, ne mangeant ni ne buvant, se créant du souci à propos de tout, le soupçonnaient fortement de trouver du moins, dans le sentiment de sa domination, une sorte de festin de vampire qui lui servait de compensation.
La question du chapelain fut discutée à table, chez M. Vincy, précisément le jour où Lydgate y dînait, et la parenté de la famille avec M. Bulstrode n’empêcha pas une grande liberté dans les propos, même de la part du maître de la maison ; sa seule raison de s’opposer au nouveau projet, c’est qu’il n’aimait pas les sermons de M. Tyke, roulant éternellement sur la doctrine, et qu’il préférait infiniment ceux de M. Farebrother. M. Vincy admettait bien qu’on donnât un traitement au chapelain pourvu qu’il allât aux mains de Farebrother, le meilleur petit homme et le plus sociable, et en même temps le prédicateur le plus distingué du monde.
– Je me félicite, d’ailleurs, de ne pas être de la direction en ce moment. Je voterai pour qu’on en réfère aux directeurs et au conseil médical. Je ferai passer une partie de ma responsabilité sur vos épaules, docteurs, conclut M. Vincy, regardant d’abord le docteur Sprague, le premier médecin de Middlemarch, et ensuite Lydgate assis en face de lui. Ce sera vous autres, messieurs les médecins, qui aurez à vous consulter sur la sorte de breuvage noir que vous prescrirez à vos malades, eh, monsieur Lydgate ?
– Je les connais fort peu l’un et l’autre, dit Lydgate ; mais, en général, la question des appointements devient trop facilement une question de préférence personnelle. L’homme le plus capable de remplir un poste spécial n’est pas toujours le meilleur compagnon ni le plus agréable. Le seul moyen d’opérer une réforme ne serait-il pas bien souvent de faire une pension à tous les bons diables que chacun estime et de les mettre hors du jeu ?
Le docteur Sprague, considéré comme le médecin le plus important de la ville, dépouilla sa large et lourde face de toute expression et fixa attentivement son verre de vin pendant que Lydgate parlait. En dehors de ce qu’il y avait de problématique et de suspect dans ce jeune homme, l’espèce d’étalage qu’il faisait d’idées étrangères, une certaine disposition à renverser ce qui avait été institué une fois pour toutes par ses anciens, tout cela était positivement fort mal vu par un médecin qui avait établi son mérite trente ans auparavant, en publiant un traité sur les méningites dont un exemplaire au moins, le sien, avait l’honneur d’être relié en veau. Cependant la remarque de Lydgate ne trouva pas d’écho.
– Le diable soit de vos réformes ! dit M. Chichely, le coroner, grand camarade de chasse de M. Vincy ; il n’y a pas de plus grande blague au monde. Dès que vous entendez parler d’une réforme, soyez sûr que cela signifie seulement quelque mauvais tour pour mettre des hommes nouveaux à la place des anciens. J’espère, monsieur Lydgate, que vous n’êtes pas un de ces partisans de la « Lancette » qui voudraient enlever l’office de coroner des mains des hommes de loi : vos paroles sembleraient y viser. Comment juger de l’évidence des témoignages en justice, sans avoir étudié la loi ?
– À mon avis, dit Lydgate, l’étude de la loi ne fait que rendre un homme plus incompétent dans les questions où il faudrait un autre genre de science. Chacun parle de l’évidence des témoignages, comme si une justice aveugle disposait réellement de balances pour les peser. Il n’y a pas d’homme qui puisse juger de l’évidence de la vérité, dans un cas particulier, à moins de connaître à fond la matière. Dans l’examen d’un post mortem, un homme de loi ou une vieille femme, je n’en tourne pas la main. Comment peut-il connaître l’action d’un poison ? Autant dire que l’art de faire des vers vous apprendra à cultiver la pomme de terre.
– Vous savez, je pense, que l’affaire du coroner n’est pas d’examiner un post mortem, mais seulement de recevoir le témoignage du témoin médical, répliqua M. Chichely avec quelque mépris.
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