Son chant était moins remarquable mais parfaitement modulé et doux à entendre comme un harmonieux carillon. Il est vrai qu’elle chanta Venez à moi au clair de lune ; – car tous les mortels doivent suivre la mode de leur temps et il n’y a que les anciens qui puissent être toujours classiques. Mais Rosemonde savait indifféremment chanter avec effet les Yeux noirs de Suzanne, les petites romances de Haydn – ou Voi che sapete – ou Batti, batti ; – elle ne demandait qu’à connaître le goût de ses auditeurs.
Son père promenait ses regards sur les assistants, heureux et fier de l’admiration qu’elle excitait. Sa mère était assise comme Niobé avant ses douleurs, avec sa plus jeune fille sur les genoux, faisant doucement battre la mesure à la petite main de l’enfant. Et Fred, en dépit du scepticisme de ses sentiments fraternels à l’égard de Rosy, écoutait sa musique dans un état de soumission parfaite, souhaitant d’en pouvoir faire autant sur sa flûte. C’était bien la plus charmante réunion de famille que Lydgate eût vue depuis son arrivée à Middlemarch. Les Vincy avaient cette disposition à se réjouir, à s’affranchir de tout souci, cette foi dans les bons côtés de la vie qui, pour une ville de province, faisaient de leur maison une exception, à une époque où le méthodisme avait répandu sur les rares divertissements survivants dans la province une sorte de doute suspect planant dans l’air comme un mal infectieux.
On faisait toujours le whist chez les Vincy ; les tables de jeu étaient préparées, et plusieurs des membres de la société impatients de voir finir la musique. Un peu auparavant, on vit entrer M. Farebrother, petit homme, large d’épaules, agréable, d’environ quarante ans et dont l’habit noir était usé jusqu’à la corde. Tout l’éclat de sa personne était concentré dans la vive expression de ses yeux gris, et tout, lorsqu’il parut, sembla s’éclairer et s’animer de sa propre animation ; arrêtant, par quelques plaisanteries toutes paternelles, la petite Louise que miss Morgan emmenait hors du salon, saluant chacun d’un mot à propos, il semblait condenser en dix minutes plus de paroles qu’on n’en avait prononcé durant toute la soirée. Il rappela à Lydgate sa promesse de venir le voir.
– Je ne puis vous faire grâce, sachez-le bien : car j’ai quelques scarabées très curieux à vous faire voir. Nous autres collectionneurs, nous nous intéressons à tout nouveau visiteur, jusqu’à ce qu’il ait vu tout ce que nous avons à lui montrer.
Mais bientôt il se dirigea vers la table de whist, en se frottant les mains et disant :
– Allons ! soyons sérieux maintenant. Monsieur Lydgate, vous ne jouez pas ? Ah ! vous êtes trop jeune et pas assez grave pour ces passe-temps-là.
Lydgate fit la réflexion que ce clergyman, dont les talents étaient un sujet d’affliction pour M. Bulstrode, semblait avoir trouvé dans cet intérieur qui n’était rien moins qu’érudit, une ressource fort agréable. Et il le comprenait jusqu’à un certain point ; la bonne humeur, l’amabilité des jeunes et des vieux, la table soignée, qui faisaient passer le temps sans aucun travail de l’intelligence, pouvaient bien rendre la maison attrayante pour ceux dont les heures de loisir n’avaient pas d’emploi déterminé.
Tout ici avait un aspect florissant et joyeux, tout, excepté miss Morgan, qui était brune, ennuyeuse et résignée et, comme le disait souvent mistress Vincy, absolument la personnification de la gouvernante. Mais Lydgate n’avait pas, pour sa part, l’intention de fréquenter beaucoup la maison. C’était perdre misérablement ses soirées, et, après avoir causé encore un moment avec Rosemonde, il s’excusa et voulut prendre congé.
– Vous n’aimerez pas notre société de Middlemarch, j’en suis sûre, lui dit-elle quand les joueurs de whist furent attablés. Nous sommes très bêtes ici, et vous avez eu l’habitude de quelque chose de si différent.
– Je crois que toutes les villes de province se ressemblent plus ou moins, dit Lydgate ; mais j’ai remarqué que l’on croit toujours sa propre ville plus stupide qu’aucune autre. J’ai pris mon parti d’accepter celle-ci comme elle est, et je serai très reconnaissant si la ville veut bien m’accepter, moi aussi, comme je suis. J’y ai certainement trouvé des attraits auxquels j’étais loin de m’attendre.
– Vous voulez dire les promenades à cheval du côté de Tipton et de Lowick ; tout le monde en est ravi, dit naïvement Rosemonde.
– Non, ce dont je parle est bien plus près de moi.
Rosemonde se leva, prit son ouvrage et dit :
– Aimez-vous un peu la danse ? Je ne sais pas s’il arrive quelquefois aux hommes savants de danser.
– Je danserais certainement avec vous si vous le vouliez bien.
– Oh ! dit Rosemonde avec un petit rire modeste, je voulais vous prévenir seulement qu’on danse quelquefois chez nous, et savoir si ce serait vous faire injure que de vous inviter.
– Non, assurément, à la condition de danser avec vous.
Lydgate se leva alors pour se retirer ; mais, en passant près des tables de whist, il s’arrêta à observer le jeu de M. Farebrother, jeu aussi remarquable que sa physionomie, où se voyait un mélange frappant de sagacité et de douceur. À dix heures, on apporta le souper (telle était la coutume) et l’on se mit à boire du punch. M. Farebrother seul ne prit qu’un verre d’eau. La chance était pour lui, mais il semblait qu’il n’y eût pas de raison pour que les robbers ne se renouvelassent pas éternellement ; et Lydgate finit par se retirer.
Onze heures n’étaient pas sonnées, et il se mit à marcher dans l’air frais du soir du côté de la tour de Saint-Botolphe, l’église de M. Farebrother, qui se dessinait sombre et massive sur le ciel étoilé. C’était la plus ancienne église de Middlemarch, mais la cure ne rapportait que quatre cents livres par an. Lydgate l’avait entendu dire et il se demandait maintenant si par hasard M. Farebrother avait besoin de l’argent qu’il gagnait au jeu. C’est un homme du monde fort agréable, pensa-t-il, mais Bulstrode peut avoir ses bonnes raisons de le blâmer. Et qu’est-ce que me fait la doctrine religieuse de Bulstrode, si elle est accompagnée de bonnes intentions. Il faut se servir de toutes les cervelles qu’on a la chance de rencontrer.
Telles étaient les premières réflexions de Lydgate en s’éloignant de chez les Vincy ; et je crains que ce ne soit pour lui, aux yeux de bien des femmes, une assez mauvaise note. Il ne songea que plus tard à Rosemonde et à sa musique, et pourtant, quand son tour fut venu, il s’arrêta sur cette charmante image tout le temps de sa promenade ; il n’éprouvait nul trouble d’ailleurs et n’avait pas conscience qu’un courant nouveau fût entré dans sa vie. Il ne pouvait pas encore se marier, il n’y voulait pas songer avant bien des années ; il n’était donc nullement disposé à se croire épris d’une jeune fille parce qu’il l’avait admirée par hasard. Il admirait, il est vrai, infiniment Rosemonde, mais cette folie qui l’avait entraîné vers Laure, il ne croyait pas qu’elle pût jamais le ressaisir pour une autre femme. Sans doute, s’il pouvait être question pour lui d’être amoureux en ce moment, ce serait d’une créature comme cette miss Vincy. Elle avait précisément le genre d’intelligence qu’on aime à rencontrer chez une femme : souple, raffinée, docile, entrant jusqu’à la perfection dans toutes les délicatesses de la vie, et pour enveloppe un corps exprimant toutes ces perfections avec une force démonstrative qui rendait toute évidence superflue. Lydgate était sûr que, si jamais il se mariait, sa femme aurait cet éclat féminin, ce charme distinctif de son sexe qui doit être classé avec les fleurs et la musique, ce genre de beauté, qui, par sa nature même, ne peut être que vertueux, n’ayant été moulé que pour des joies pures et délicates.
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