Puis il a déclaré, de cette voix rauque qu’ils possèdent tous :
« Les enfants, je cherche Leilah, la fille de Friga. On m’a dit qu’elle vivait ici… »
Nous avons cessé de jouer et nous nous sommes approchés, intrigués, tout en essayant de ne pas trop montrer notre intérêt. La première chose qu’on apprend, dans la rue, c’est que celui qui montre ses émotions en retire rarement du bien.
Certains gosses venaient d’intégrer la bande et ne me connaissaient que sous mon nom de guerre : Liya. Les autres me regardaient de côté. Comme pour me jauger, pour vérifier combien je pourrais valoir si j’intéressais ce xénoïde, et quel degré de féminité émanait de la fillette de neuf ans que j’étais. Je me sentais étrangère à tous ces regards.
Bien que je n’aie pas vu le geste de Dingo intimant à la bande de se taire, je n’étais pas assez bête pour m’identifier devant le premier xénoïde qui me cherchait. Dans le Quartier 13, quand on vient de loin pour poser des questions sur les gens, ça n’est pas bon signe.
Bien sûr, je n’avais aucun moyen de savoir que ce jour-là et ce Colossien-là allaient changer ma vie pour toujours.
« Leilah… Ça me dit quelque chose », a déclaré Dingo d’un air craintif en regardant le sol.
Il jouait son rôle à la perfection.
« Vous la connaissez ? a insisté le Colossien.
— Peut-être que oui, peut-être que non… »
Notre petit chef a tendu innocemment la main, paume vers le haut, en un geste qui, n’importe où dans la galaxie, ne nécessitait pas de traduction. L’argent fait toujours parler, sur Terre comme sur Colossa.
Et, si vite que nous n’avons quasiment pas perçu son geste, le xénoïde l’a attrapé par la ceinture, avec son énorme main tridactyle, et l’a soulevé. Ses petits yeux engoncés brillaient tandis qu’il le regardait de près, et bien que certains de nous ramassaient des pierres pour défendre Dingo, j’ai eu l’impression qu’il ne courait aucun danger.
« Le sens des affaires depuis l’enfance… Ça me plaît », a déclaré le Colossien en reniflant les cheveux châtains, courts et drus auxquels Dingo devait son nom de guerre.
Il l’a approché davantage de son museau.
« Vous serez les héritiers de la Terre… ou de ce qu’il en restera quand nous en aurons terminé avec elle. »
Dingo a froncé le nez. Le xénoïde devait sentir mauvais.
« Comment t’appelles-tu, futur entrepreneur ? a demandé le Colossien.
— Jeremias… Dingo. »
Il était mort de peur. Mais sa position de chef de la bande lui imposait de ne pas le montrer, ou bien n’importe quel morveux le provoquerait pour lui prendre le commandement. S’il survivait à cette confrontation…
« Ah… Tu t’appelles Jeremias et ils te surnomment Dingo ? »
La large bouche pleine de dents pointues se recourba en une caricature de sourire.
« Écoute, Jeremias, tu as l’air d’un gosse intelligent, et je serais ravi de discuter un moment avec toi… Mais je n’ai pas le temps. »
Il a désigné notre petite bande d’un geste vague.
« Laquelle est Leilah ? Je ne vais pas la manger et je ne suis pas de la Sécurité Planétaire. J’ai une affaire qui peut l’intéresser…
— Je pourrais… s’est risqué à suggérer Dingo, qui entrevoyait une possibilité de gain pour la bande et tentait de récupérer un peu de son autorité menacée.
— Je n’ai aucun doute que tu pourrais parfaitement… Mais c’est elle que je veux, a insisté le Colossien. Disons que c’est pour des raisons… sentimentales.
— Leilah est encore vierge. J’ai une sœur de onze ans qui ne te coûterait pas cher », a crié d’un ton joyeux le Mouton, qui n’avait jamais fait preuve d’une grande subtilité ni d’un grand sens de l’à-propos.
Il venait d’admettre tacitement que j’étais là, l’imbécile.
« Tais-toi, abruti ! » ai-je hurlé, furieuse, lui sautant dessus pour tenter de lui enfoncer sa casquette jusqu’au nez.
En ce qui concerne ma virginité, c’était vrai… Mais on ne laisse pas un garçon dire ce genre de choses devant toute la bande. Et puis, c’était stupide de la part du Mouton de le raconter : lui et moi, nous sortions ensemble et toute la bande le savait… Si j’étais encore vierge, c’était avant tout sa faute. À dix ans, il était incapable de parvenir à une érection qui en vaille la peine. À part son visage d’enfant de chœur et ses cheveux blonds comme de la peluche de maïs, le Mouton était un parfait idiot. Je ne sais pas ce que je lui trouvais…
Il a résisté et nous avons commencé à nous battre. Il avait beau être plus fort que moi, j’étais en colère et j’aurais fini par gagner. Mais avant que j’ai pu lui enfoncer sa casquette jusqu’au cou le Colossien m’a attrapée de son autre main et m’a levée en l’air pour m’examiner.
J’ai sorti la langue et montré ma meilleure imitation du syndrome de Down, maudissant le moment où je m’étais mise à jouer dans le jet d’eau. Habituellement, je suis si sale que nul ne remarque mon visage… Nous appelons ça le « maquillage façon 13 ». Un déguisement très utile pour que les gamines comme nous ne se fassent pas remarquer par ces porcs de Cétiens, toujours à la recherche de fillettes pour leurs bordels d’esclaves.
Ma grand-mère me disait toujours que mes yeux couleur café et mon teint chocolat me perdraient un jour.
« Bonjour, Leilah, a dit le monstre, dans une tentative désespérée de politesse.
— Ce n’est pas Leilah… ! » a hurlé en chœur la bande. Elle s’appelle…
C’est là qu’ils m’ont trahie. Certains ont dit « Liya », mon nom de guerre, d’autres « Mary Jane », ce qui est sensiblement pareil que « John Doe » ou « Juan Perez ». C’est-à-dire, personne. J’étais perdue.
« Ah. Même si ce n’est pas Leilah, elle me convient quand même. »
Le Colossien a reposé Dingo et lui a donné quelque chose.
« Tiens, petit chef… Pour le dérangement. Vous avez une demi-heure pour la vider. Ensuite, je déclarerai la perte et on fermera ce compte. »
Les yeux de Dingo ont brillé d’avidité lorsqu’il a réalisé qu’il tenait une carte Or. Seuls ceux qui ont des comptes de plus de cent mille crédits en possèdent une… Et encore, pas à tous. Je n’en avais jamais vu que dans des holo-drames.
« Mais… Et elle ? » a demandé Dingo en me désignant du menton.
Il insistait pour le principe. Ses pieds fébriles trahissaient son envie de se mettre à courir avec son trésor et de m’oublier. Le chien galeux !
Je l’ai dévisagé, furieuse. J’avais envie de le traiter de Judas, mais je n’étais pas sûre de pouvoir prononcer trois mots sans me mettre à pleurer. Il avait beau parler de solidarité de groupe, se gargariser de « Un pour tous et tous pour un », de « Nous contre le monde », il était en train de me vendre pour quelques crédits, la canaille ! J’allais lui casser la tête avec une grosse pierre et la bande serait à moi… Si je m’en sortais.
Pendant un instant, tout a semblé se figer.
« Les lèche-bottes ! » a soudain crié Babo, et quinze gamins se sont enfuis à toute vitesse, dans tous les sens, avant que l’aérobus blindé de la Sécurité Planétaire ne se pose au milieu de la route. Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie heureuse de les voir apparaître. Si la bande m’avait trahie, au moins la Loi ne permettrait pas qu’on m’enlève dans mon propre quartier. Il allait voir, ce xénoïde… Je n’avais qu’à appeler au secours, et…
Je me suis ravisée.
Mon ravisseur a salué mes présumés sauveurs d’un petit geste de sa main libre, et s’est éloigné en me serrant contre sa poitrine, l’air de rien. Un xénoïde, même s’il portait, en guise de chapeau, une tête humaine récemment coupée, serait toujours en règle pour les lèche-bottes, ses serviteurs. Parce qu’en fin de compte, ils sont leurs maîtres, ceux qui paient leurs salaires. Et nous, ceux des quartiers numérotés, ne valons pas mieux que des déchets humains.
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