Ce n’est que lors du contrôle de ses finances qu’il comprit combien d’argent il avait dilapidé. Entre la facture du Centre de désintoxication – l’efficacité coûtait cher partout dans la galaxie – et ses dépenses de télé-crack, il devait presque un demi-million de crédits au Colossien. Et, pire, l’agent envisageait de le virer et de le poursuivre pour rupture de contrat. L’abandonner sur un monde étranger, sans aucun crédit… Cela revenait presque à l’assassiner.
À force de prières et de supplications, invoquant la « vieille amitié » qui les unissait, il avait réussi à faire fléchir ToiGrandeBrute. Celui-ci lui avait prêté assez pour qu’il puisse manger et réparer l’équipement de son spectacle. Mais contre la promesse de rembourser une fois et demie sa dette. Il fallait tout recommencer. De zéro…
Le Colossien lui avait sucé le sang avec la maestria d’un parasite. Ironie de la situation, il devait encore lui être reconnaissant de le laisser continuer à l’exploiter pendant un bon moment.
Bien sûr, il avait dû vendre ses vêtements sur mesure et son fastueux appartement, renoncer aux putes de luxe et aux mets exotiques. Mais il avait appris la leçon. Pour toujours.
« Et me voilà, sur la brèche », soupira-t-il.
Au moins, avait-il été assez fort pour ne pas renoncer. Il avait déjà bien profité. Peut-être trop. Il connaissait maintenant le pouvoir de l’argent et il savait qu’il pouvait en gagner. La seconde fois, ce serait différent.
Puisqu’au moins, il y aurait une seconde fois.
Il avait dû se serrer la ceinture ces derniers mois mais il avait déjà ‘ presque remboursé sa dette au Colossien. Bientôt, ce qu’il gagnerait serait de nouveau à lui… moins les habituels vingt-cinq pour cent de l’agent.
« Sangsue… » murmura-t-il, mais sans véritable rancœur.
Certes, le pourcentage était abusif. Aucun artiste xénoïde ne reversait plus de dix pour cent. Mais il était humain, Terrien… c’est-à-dire, rien. Et il ne remercierait jamais assez la chance et ToiGrandeBrute pour lui avoir donné l’opportunité de sortir du trou culturel et financier qu’était la Terre.
Des milliers d’artistes humains enviaient sa situation, il en était sûr. Certains d’entre eux, meilleurs et plus originaux que lui, auraient vendu leur âme au diable pour partir.
Il pensa avec satisfaction à son prochain retour triomphant, avec assez de crédits pour acheter une ville entière sur Terre. Et avec des informations de première main. Il en avait vu assez des arts xénoïdes pour que son propre travail reste définitivement à des années-lumière d’avance sur n’importe quel concurrent, en matière de concepts, de théorie et d’élaboration.
Ils pouvaient l’empêcher de raconter ce qu’il avait vu, mais ils ne pouvaient pas l’empêcher de laisser transparaître ces expériences dans son art…
Il se remémora de nouveau Kandria, cette artiste des holo-projections rencontrée sur Colossa. Une splendide métisse d’humain et de Centaurien, dotée d’un véritable talent. Certaines de ses multi-symphonies étaient superbes, et la fille faisait l’amour de façon fantastique. Quel dommage qu’ils ne se soient vus que deux semaines. Moy aurait bien poursuivi une relation plus sérieuse et durable avec elle. Mais l’agent centaurien de Kandria s’y était opposé.
C’était son propre père. Et bien qu’elle ait juré à Moy que cet humanoïde à la peau bleuâtre l’aimait vraiment, même un aveugle aurait pu se rendre compte que le prétendu « amour filial » de son géniteur n’était qu’une manœuvre bien pensée. Pour gagner beaucoup d’argent sur le talent de sa fille bâtarde. Assez de crédits pour que la rigide société de son monde lui pardonne le péché d’avoir mêlé son sang avec celui d’une espère aussi inférieure que celle de l’homo sapiens.
L’affection et la considération que le père de Kandria lui témoignait étaient trop exagérées pour être réelles. Surtout de la part d’un membre d’une espèce aussi froide et distante que celle des Centauriens. On disait d’eux qu’ils avaient un glaçon à la place du cœur et un ordinateur pour cerveau. Et, de l’avis de Moy, ils ne valaient pas grand-chose.
Mais il n’avait jamais fait aucun commentaire à ce sujet. Si la pauvre fille était heureuse de croire en l’amour de son petit papa, il n’allait pas lui briser ses illusions. Du moins, pas tant qu’il pourrait profiter de son sublime corps.
Il soupira au souvenir de ces rencontres. Kandria… Sa peau, avec cette magnifique teinte turquoise, si souple, ses yeux immenses. Sa passion… Kandria était un magnifique exemple de ce que ToiGrandeBrute appelait cyniquement « exploitation optimale de la capacité installée ».
Comme presque tous les hybrides, elle était stérile. Et pourtant, bien que son appareil génital ne soit pas fonctionnel, elle était capable d’un tel enthousiasme sexuel…
« En matière de sexe, rien n’est écrit », marmonna Moy en haussant les épaules.
Il vérifia les écorcheurs. Tout était au point. ToiGrandeBrute était un agent habile – peut-être trop – mais aussi un collaborateur très compétent en matière de technologie. Il méritait presque ses vingt-cinq pour cent.
Si ce n’était pas une amitié véritable, ils avaient tous les deux développé une relation très spéciale. L’expression « amour-haine » était trop grossière pour la définir.
Tout avait commencé par le surnom que Moy lui avait donné dès la signature du contrat, lui confessant qu’il était incapable de prononcer son vrai nom, qui sonnait comme Uarrtorgrourrtreerfroaturr. ToiGrandeBrute n’était qu’une manière élaborée de dire « machin » ou « bidule ». Le Colossien avait peu apprécié. Dès lors, ils avaient passé la moitié du temps à se taquiner méchamment, peut-être pour oublier combien ils avaient besoin l’un de l’autre.
Moy se mit à réfléchir à voix haute, tout en vérifiant les poids et les drains.
« Peut-être que si je cessais de l’appeler “gros balourd”, il arrêterait de massacrer la syntaxe. »
Bien que son espèce ne soit pas réputée pour son habileté en langues, ToiGrandeBrute avait toujours refusé d’utiliser le traducteur cybernétique. Il préférait manipuler la langue terrienne comme un barbare. Moy avait commencé à s’y habituer, et presque à l’apprécier. Au moins, c’était plus… personnel ? colossien ? que l’impeccable prononciation mécanique des traducteurs.
Et pourtant, même s’ils n’avaient jamais abordé le sujet, ToiGrandeBrute était aussi seul que lui. Ou plus encore.
À Ningando, la capitale cétienne, le nombre d’humains croisés par Moy ne s’élevait pas à cinq. En revanche, on voyait partout des couples de policiers colossiens. Mais ces parfaits exemples de sa race méprisaient ToiGrandeBrute pour sa « faiblesse » et son travail « peu honorable ». Au point de l’ignorer lorsqu’ils le croisaient, le considérant comme un pestiféré. ToiGrandeBrute feignait de ne pas s’en rendre compte, mais l’ostracisme de ses semblables envers lui le faisait souffrir.
C’était probablement la raison pour laquelle Moy et lui avaient fini par se lier d’amitié.
« La solidarité des parias », ironisa Moy en vérifiant une par une les charges explosives sans rencontrer de problème.
Il n’avait jamais su si ToiGrandeBrute était un mâle ou une femelle.
Il l’avait toujours appelé « il »… Inconsciemment, il identifiait sa force et ses manières brusques à la masculinité. Cela importait peu ; pour ce qu’il en savait, les Colossiens avaient jusqu’à sept sexes… Et de toute façon, leurs organes génitaux demeuraient cachés sous les plaques de leur armure la plupart du temps. Durant les rares moments d’intimité sexuelle qu’ils avaient partagé, du fait de leur solitude mutuelle, l’humain avait toujours trouvé plus rassurant de se laisser caresser par les grandes mains tridactyles et la langue bifide sensible, que d’apporter une quelconque attention à ces parties violacées qui pendaient avec un aspect de fleur fanée et qui devaient être les organes génitaux de son agent. Dans ces moments-là il ne savait pas si ToiGrandeBrute attendait qu’il le pénètre où s’il préférait le prendre, lui… Et il n’avait aucune intention d’avoir la réponse à cette question.
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