Quelle que soit la quantité d’argent qu’il amasserait, il y avait une chose qu’il ne pourrait jamais supprimer : son péché originel. Il était humain… et la majeure partie de l’univers lui resterait pour toujours fermée.
Cette idée le déprima tant qu’il envisagea un instant de ne pas se présenter à son spectacle. De laisser tout tomber pour rentrer sur Terre. Tant qu’à être pauvre, autant l’être parmi les siens. En plein carnaval du Jour de l’Union, on ne le regretterait probablement pas beaucoup, et cela ne porterait pas à conséquences…
Puis il se souvint qu’à peine un mois auparavant, il avait pris une cuite monumentale avec un alcool d’algues locales qui ressemblait vaguement à du vin blanc terrestre. Considérant que l’ivresse était une excuse acceptable pour rater l’une de ses deux représentations hebdomadaires, il était tranquillement resté dormir dans son minuscule logement.
Trois heures après ce qui aurait dû être le début de son spectacle, deux Colossiens devant lesquels ToiGrandeBrute aurait paru maigrichon l’avaient réveillé en démolissant la porte en diaphragme de son studio. Et sans qu’il puisse offrir d’autre résistance que verbale – visiblement ils ne le comprenaient pas et ne portaient pas de traducteurs –, il s’était vu traîner jusqu’à un endroit qui ressemblait trop à une prison pour ne pas en être une. Ils l’y avaient jeté tête la première. C’était un miracle qu’il ne se soit pas cassé le cou dans sa chute.
Son agent n’avait daigné apparaître que trente heures plus tard, et Moy avait reçu, silencieux et la tête basse, l’une des réprimandes les plus dures de sa vie, avant d’être libéré. Au passage, il s’était rendu compte que les Cétiens considéraient comme un délit très grave le manquement à la parole donnée. Avec ou sans motifs valables. Et qu’ils avaient interprété ainsi son absence à une représentation programmée. Il avait été stupéfait lorsque ToiGrandeBrute lui avait révélé le montant de l’amende qu’il avait dû payer – décomptée, bien sûr, de ses gains – pour le faire libérer… Et plus encore lorsqu’il avait su que, si l’incident se répétait, le châtiment pourrait aller jusqu’à son expulsion comme personne étrangère non grata… avec confiscation de tous les gains obtenus sur Tau Ceti.
Évidemment, la condition d’étranger n’était enviable que sur Terre. Dans le reste de la galaxie, cela revenait à n’être rien du tout. Particulièrement si l’on se trouvait sur la planète d’une espèce puissante comme les Gordiens ou les Auyaris. Nul n’était censé ignorer les lois locales.
« Dura lex, sed lex », récita solennellement Moy en se dirigeant d’un pas résolu vers sa tente.
Au train où allait sa vie, il ne pouvait pas se permettre la névrose du créateur. Il jouerait.
« Le spectacle continue », murmura-t-il, bien qu’il eût envie de hurler « Merde ! ».
Il s’en abstint. Non pas qu’il ait oublié comment cela se disait en latin, mais parce que son respect pour cette belle langue en avait pris un coup le jour où il avait appris que la créature la plus érudite dans la langue de Virgile n’était pas un humain, mais un guzoïde segmenté de Rigel récitant les églogues dans un synthétiseur vocal.
Il leva les yeux vers la pendule de la cité, une image holographique géante qui flottait sur les plus hauts édifices de Ningando, tel un nuage oblong et étrangement coloré. Il estima qu’il restait une poignée de minutes avant le début du show ; avec ces horloges cétiennes, pas moyen d’être sûr. L’holo-image ne comportait ni chiffres ni aiguilles. Ce n’était qu’une longue barre changeant de couleur par sections à mesure que filait le temps.
Au début, Moy se refusait à croire que l’horloge fut autre chose qu’un dispositif décoratif. Elle ne ressemblait en rien aux pendules analogiques terriennes. Il souriait, sceptique, à chaque fois qu’il demandait l’heure à un Cétien et que celui-ci, après lui avoir lancé un regard dédaigneux, levait les yeux vers le ciel et lui répondait sur-le-champ. Ils devaient avoir des horloges internes et celle-ci était un leurre. Mais il avait rapidement compris qu’il se trompait.
L’acuité sensorielle des natifs de Tau Ceti était extrême. Tout habitant de Ningando pouvait différencier dix à douze tons de rouge que le peintre ou le décorateur humain le plus subtil aurait jugés identiques. Il n’en existait aucun dont la capacité auditive ne fasse paraître ridicule celle d’un musicien humain ayant l’oreille absolue. Les Cétiens pouvaient distinguer non seulement les octaves, mais aussi des centaines de tons… Un fait qui rendait particulièrement complexe leur langue, dans laquelle l’intensité et la modulation du message contenait souvent autant d’informations que le message lui-même.
L’orgueil humain de Moy en était encore plus durement ébranlé. Comme s’il n’était pas suffisant de se sentir invisible en circulant au milieu des hordes de belles Cétiennes à l’incroyable attrait sexuel qui l’ignoraient complètement, il devait également se taire devant les critiques xénoïdes affirmant que les arts terriens s’avéraient lamentablement primitifs et grossiers. Surtout si le critique en question était cétien.
Pour une espèce aux sens si subtils, La Joconde ou Guernica ne devaient être que de maladroits assemblages de couleurs élémentaires. À l’instar de tout art figuratif… Ce n’était pas un hasard si son art était purement abstrait, froidement mathématique. Quel individu voudrait voir des reflets de la réalité lorsqu’il est conscient que ce ne sont que… des reflets, simplement imparfaits, tristement ratés ?
« Regardez-les, les pauvres… » murmura Moy d’un ton sarcastique en arrivant près de son estrade.
Et il se sentit mieux.
La perfection était une arme à double tranchant. À ces beaux humanoïdes seraient à jamais interdits les plaisirs simples de l’esquisse, la déformation joyeuse de la caricature et la couleur vibrante de l’expressionnisme.
Moy soupçonnait même – maigre consolation – qu’il était l’unique être vivant, à Ningando, capable d’apprécier dans toute sa magnificence l’orgie harmonique de couleurs et de formes de la cité. Pour ses habitants, la ville constituait probablement une collection d’intentions brutes et futiles d’atteindre un impossible idéal esthétique. Le destin des Cétiens inspirait davantage la pitié que l’envie : ils étaient si parfaitement dotés pour la recherche de la beauté qu’ils ne trouveraient jamais rien d’assez achevé pour les satisfaire pleinement.
Même les Colossiens, qui n’étaient pas réputés pour leurs capacités artistiques et dont la vision se limitait au noir et blanc, devaient connaître plus de plaisirs esthétiques que les sophistiqués Cétiens…
« Quand on parle du loup… » marmonna Moy, amusé, en distinguant un gros corps rougeâtre qui s’approchait de l’estrade.
L’énorme masse de ToiGrandeBrute se frayait un passage au milieu de la foule bigarrée des Cétiens comme une lame portée au rouge tranchant une motte de beurre. Même au milieu de la confusion carnavalesque du Jour de l’Union, il était impossible de le prendre pour un Cétien déguisé. Non à cause de sa cuirasse ou du volume de ses membres, qui pouvaient fort bien être imités avec un déguisement, mais par une grâce, certes brute et indéfinie, et pourtant réelle. Puissante, brusque, très distincte de l’élégance fluide des Cétiens.
En outre, pour un natif, il aurait été de très mauvais goût de se costumer en Colossien. Ils les employaient comme gardes ou policiers, des métiers qu’ils considéraient comme inférieurs et dégradants. Ils les méprisaient. Pour tout Cétien, ToiGrandeBrute ou n’importe quel autre individu de son espèce représentaient le summum de la vulgarité, de la laideur et de la grossièreté. Des péquenauds sans éducation, des exhibitionnistes qui ignoraient l’élémentaire courtoisie du vêtement, s’acharnant à faire reluire à tout prix la rugueuse surface carmin de leurs plaques blindées.
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