Et pourtant, en dernier recours, pour un Cétien, un Colossien était toujours préférable à un humain, se rappela Moy avec une ironie désabusée. Mieux valait un rustre honnête qu’un sauvage malin…
Moy savait également que, sous leurs airs raffinés, les Cétiens sophistiqués et décadents étaient étrangement fascinés par la puissance brutale des Colossiens ainsi que par leur culture vigoureuse et élémentaire. ToiGrandeBrute l’avait emmené, une fois, à un spectacle pornographique clandestin, joué par plusieurs de ses congénères. Les neuf dixièmes du public étaient des natifs de Tau Ceti. Plus tard, il avait su que les holo-enregistrements de ce type étaient le deuxième poste de commerce entre Colossa et les Cétiens. Et bien que le spectacle n’ait pas paru spécialement attractif à Moy – il lui avait fait penser à des tanks tentant sans grand résultat de copuler –, les Cétiens s’étaient enflammés. Ils avaient crié tout le temps, s’attrapant les uns les autres en une véritable frénésie collective que Moy avait préférée au show principal. De jolis corps se tordant et se contorsionnant dans la luxure, essayant en vain d’imiter la formidable gestuelle des Colossiens…
« Du calme », se raisonna-t-il alors qu’il sentait monter une érection.
Il sourit, hochant la tête. Tout cela était incohérent, mais pas étrange… Vraiment, sa vie sexuelle des derniers mois avait été tout sauf normale, même pour un Terrien habitué dès l’enfance à l’idée du sexe avec des créatures plus ou moins humanoïdes – et parfois même pas du tout – venues du plus profond de la galaxie.
Sa conception de la pornographie et/ou de l’obscénité avait bien changé durant ces mois de tournée. Bien qu’il rît encore de certaines blagues – comme le classique : L’ambassade d’Aldébaran sur Terre exprime des protestations énergiques quant à la projection publique d’holo-films sur la bipartition et la reproduction des coraux du Pacifique, qu’elle considère comme explicitement pornographiques et portant par là même atteinte à la morale et au bon goût de ses touristes qui visitent la planète… – il avait compris ce que Freud affirmait, il y a bien longtemps : dans le sexe, totem et tabou sont des sujets très relatifs.
Heureusement pour lui… Il avait toujours su que, sans que le sexe soit explicitement inclus dans les clauses de son contrat avec ToiGrandeBrute, il devrait en passer par là. Il ne s’agissait pas simplement de ses occasionnelles « séances de relaxation » avec le Colossien – qu’il était presque parvenu à apprécier – mais d’autres prestations. Comme les soirées particulièrement humiliantes dans la maison d’un riche collectionneur d’art natif qui voulait vérifier si ce qu’on disait sur l’animalité des humains était vrai. Ou se voir scruté de toutes parts, nu comme un nouveau-né, par un cercle d’insondables guzoïdes qui avaient acheté l’un de ses travaux…
« Les aléas du métier », soupira Moy.
Au moins, si un jour il se lassait de ses spectacles, il pourrait toujours se consacrer au travail social, à son compte, avec un certain succès. Bien sûr, sur Terre, c’était une activité strictement interdite au sexe masculin… mais, fort logiquement, il y avait un marché clandestin toujours plus florissant, et plus dangereux…
La voix rocailleuse de ToiGrandeBrute le sortit de sa rêverie :
« Toi pas prêt ? Toi préparer. Vite. Pas briller bien. »
Le Colossien avait l’air préoccupé, et ses petits, yeux porcins profondément enfoncés dans ses orbites blindées scrutaient attentivement le visage de Moy.
« T’inquiète, gros balourd, lui répondit Moy en donnant un coup de poing affectueux sur l’épaule rouge et cuirassée de son agent. Tout ira bien, comme d’habitude. Va à la console. Ces types sont d’une ponctualité obsessionnelle… »
Lorsque le Colossien s’installa aux contrôles, Moy souleva discrètement le syntho-plast de l’entrée de la tente et scruta l’extérieur.
Son public était là. Des dizaines et des dizaines de Cétiens portant toutes sortes de vêtements et conversant avec animation. Ils attendaient, disciplinés, le début d’un nouveau spectacle du Jour de l’Union. Certains l’avaient déjà vu et en redemandaient. D’autres, enthousiasmés par le récit de leurs amis et par les spots publicitaires de l’holo-vision – tant mieux, parce qu’ils avaient coûté les yeux de la tête –, étaient venus, avec un certain scepticisme, vérifier ce qu’il y avait de vrai dans tout cela. Ou plus probablement se moquer des tentatives artistiques balbutiantes d’une espèce aussi inférieure que l’homo sapiens.
Moy ressentit l’habituelle sensation d’acidité gastrique qui remontait le long de son œsophage. Des vautours déguisés en oiseaux de paradis, des plumages beaux et colorés, mais sous leurs atours, des rapaces affamés. Et il constituait leur repas.
Il était prêt. Il avait atteint l’état d’âme propice à l’exécution de son spectacle. Le vide mordait déjà ses entrailles. Et la rage. Et la jalousie. Et la fierté.
Moy prit une profonde inspiration puis, levant lentement la main, fit signe à ToiGrandeBrute. Immédiatement, l’air du puissant ventilateur décoiffa ses cheveux courts. Il s’avança.
C’est alors que les charges explosèrent.
Elles étaient calculées au milligramme près. Les quatre murs de syntho-plast qui constituaient la tente se transformèrent en un nuage de particules que le violent souffle du ventilateur dispersa en une sorte de neige qui voletait vers le haut.
Un peu plus d’explosif, et l’onde de choc aurait pu blesser le public. Un peu moins, et les morceaux de syntho-plast auraient été trop grands pour que le ventilateur les emporte, et ils auraient également pu mettre en danger les spectateurs.
ToiGrandeBrute connaissait son travail comme personne.
Moy s’éclaircit la gorge avant d’entamer son discours improvisé, à chaque spectacle, d’après l’état émotionnel du public et en brodant autour de certaines idées fondamentales.
Il balaya du regard la mer de costumes colorés et… Surprise. Kandria était là, avec son père, plus belle que jamais. Sa présence le ravit et l’intrigua. Comment était-elle venue jusqu’à Ningando ? Ses Multi-symphonies avaient-elles remporté un tel succès ? Ou peut-être le cherchait-elle ? L’espoir fit vibrer son cœur.
Elle vit son coup d’œil et le salua respectueusement. Elle souriait. Son père, l’humanoïde glacial, le surprit également, mais il ne bougea pas un muscle.
Devant le regard admiratif de la fille, Moy se sentit honteux. Il détestait l’idée de jouer devant elle. Il se sentait comme un animal dressé, un triste bouffon. Il eut de nouveau envie d’interrompre la représentation. Tout cela était une farce ; il n’était pas un artiste, mais un pauvre mercenaire…
Le silence se prolongea. Le public cétien attendait, prenant ce retard pour une pause dans le spectacle. Moy se souvint du montant de l’amende s’il refusait de jouer et, prenant son courage à deux mains, il commença.
« Loué soit le Jour de l’Union, et que la prospérité s’étende aujourd’hui sur Ningando et ses habitants. »
Il avait répété son introduction mille fois et avait même recouru à l’hypnose pour la mémoriser. Une phrase dans la langue locale, sans traducteur, était idéale pour gagner d’entrée la sympathie du public.
« Mais vous devrez me pardonner si, au milieu de tant de joie, je me sens affligé. Je suis très triste… parce que l’art est mort. »
ToiGrandeBrute venait d’activer le traducteur cybernétique. Comme toujours, Moy se demanda si un artefact inerte serait capable de capter et de reproduire toutes les nuances émotionnelles et esthétiques de son discours. Il supposait que non, mais il n’avait d’autre recours que de faire confiance à ce matériel… au moins en partie.
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