Buca ne voulait pas en entendre davantage. Mais le pas lent de Selshaliman l’obligea à écouter le reste. L’explication du sergent expert au nouvel agent. Ce qu’elle savait depuis le début. Ce qu’elle préférait oublier.
« Non, ce n’est pas ce que tu crois, poursuivit le sergent avec un rire désagréable. Les Gordiens sont hermaphrodites. Ils se reproduisent une seule fois puis ils meurent. Mais il leur faut déposer leurs œufs dans un autre être vivant. ‘L’incubatrice’ doit être à sang chaud, la plus intelligente possible. Probablement pour ne pas se suicider, sachant qu’elle est une morte en sursis. Pour qu’elle tienne assez longtemps… Afin que les œufs éclosent et que les larves se nourrissent de ses entrailles en toute tranquillité. Et il semble que les êtres humains, surtout sans drogues ni implants, soient les créatures idéales. Quand cela se produira-t-il ? Eh bien, si j’en juge d’après la couleur de sa carapace, pas avant quelques années. Notre amie va pouvoir obtenir tout ce qu’elle a toujours désiré jusqu’à ce que le Gordien sente que le moment est venu de s’occuper de la continuité de son espèce. Je ne voudrais pas être à sa place à ce moment-là… »
Buca n’y tint plus. Se détachant précipitamment de Selshaliman, elle fit demi-tour pour toiser le sergent.
L’homme avait ôté son casque.
Ses traits, comme taillés à la serpe…
Buca déglutit en le reconnaissant.
Ces yeux fatigués de voir toute la misère de l’univers la regardaient de telle façon qu’elle ne put que bredouiller, confuse, mais avec un calme dont elle ne se serait jamais crue capable :
« C’est vrai. Mais je pars , et vous restez. »
Puis elle retourna vers son seigneur et maître gordien. La rage et l’impuissance lui brûlaient les yeux. Mais celui-ci ne s’en rendit pas compte : son fard épais formait un véritable masque sur ses traits.
Le jour où ils avaient emmené Jowe, elle ne portait pas de maquillage.
Il était peu probable que ce sergent l’ait reconnue… Mais il était plus prudent de s’éloigner.
Dès qu’elle aurait une opportunité, elle prierait Selshaliman de faire jouer ses relations pour que ce sergent soit puni, d’une façon ou d’une autre. Elle était sûre qu’il accéderait à sa requête pour lui plaire.
Cette idée la calma. Et peut-être était-elle trop dure avec cet homme… Il paraissait en connaître beaucoup sur les Gordiens, et il lui avait confirmé ce que disait Selshaliman : jusqu’à ce que sa carapace grisâtre ne devienne entièrement foncée, l’heure ne serait pas venue.
Elle avait plusieurs années devant elle. Et ensuite…
Comment cela se passerait-il ? Selshaliman lui en avait un peu parlé. L’aiguillon ovo-fécondateur pénétrerait doucement et sans douleur dans son vagin pour déposer son précieux fardeau dans le plus protégé des organes humains, l’utérus. Cela pourrait même être agréable. Et les œufs étaient si délicats que parfois ils mettaient des années à éclore… Certains n’y parvenaient jamais. Peut-être aurait-elle de la chance, comme aujourd’hui. Ou peut-être pourrait-elle, avec un poison métabolique…
Elle avait plusieurs années…
Il valait mieux se faire à l’idée. Après tout, elle allait vivre à fond le meilleur de sa jeunesse. Et comme on dit : « mourir jeune et faire un beau cadavre ». Elle ne souffrirait pas ; d’après le Gordien, les larves sécrétaient un analgésique puissant. Elle en profiterait jusqu’au bout, avec la vitalité agonisante d’un drogué au Mimétix-félin…
Et elle n’allait pas se priver ! Tous ses caprices seraient exaucés. La fortune de Selshaliman était immense. Bien suffisante pour acheter les plus beaux vêtements de l’univers, pour manger les mets les plus exotiques, pour voyager jusqu’aux stations balnéaires les plus en vue. Elle aurait tous les amants qu’elle voudrait. Elle en avait parlé avec le Gordien ; le concept même de fidélité n’avait aucun sens pour ces créatures hermaphrodites. Elle pourrait même s’offrir le luxe d’un de ces magnifiques Cétiens pervers.
Il lui était seulement interdit d’avoir des enfants. Pour préserver son précieux utérus… Mais qui perdrait son temps à enfanter ?
Elle apprendrait à évoluer dans l’exquise société galactique, où Selshaliman, qui jouait sans doute un rôle en vue dans la hiérarchie des castes de son espèce, serait ravi de l’introduire.
Et il était temps de le convaincre d’oublier ce prénom si horrible qu’elle portait. Elle devait en trouver un plus à la mode. Un prénom plus troublant et plus moderne, qui impressionne ses amies. Parce qu’elle allait offrir un voyage loin de la Terre à certaines d’entre elles. Et peut-être à Jowe, s’il était encore vivant. Elle lui devait bien ça.
Buca traversa en souriant l’ultime contrôle de l’astroport et monta à bord du lanceur qui allait la conduire jusqu’à l’hyper-vaisseau en orbite.
Un prénom japonais sonnerait mieux… Ils étaient très en vogue. Avec quatre syllabes, comme ils les aimaient. Horusaki ou quelque chose comme ça.
Oui, il était important de le choisir, ce nouveau prénom. Le plus vite possible.
Les gènes de l’homo sapiens sont peu compatibles , de manière naturelle , avec ceux d’espèces humanoïdes de biotype et d’évolution semblables, comme les Cétiens et les Centauriens. Le fait que ces espèces ne soient pas capables de donner des croisements fertiles a donné lieu à de nombreuses spéculations parmi les biologistes et les anthropologistes de toute la galaxie , sur les migrations interstellaires de races humanoïdes ou pré-humanoïdes et autres théories plus ou moins fantaisistes.
La possibilité que la rencontre de cellules germinales distinctes produise un zygote viable est infinitésimale. Sur dix millions de copulations potentiellement fertiles, une seule donnera naissance à un hybride.
Les métis sont toujours stériles. Ils n’ont généralement pas d’organes sexuels développés , et parfois pas de sexe défini. Mais , selon les lois de la génétique , ils possèdent ce qu’on appelle la « vigueur hybride » : ils sont plus robustes, plus résistants aux maladies, et souvent plus beaux que les membres de chacune des races qui leur ont donné naissance.
La peau bleue des Centauriens et leurs immenses yeux, combinés avec la structure osseuse humaine , produisent des résultats spectaculaires. Comme la prestance féline et les pupilles verticales des superbes Cétiens.
De la même manière , les hybrides semblent particulièrement doués pour les arts. Musique , danse , arts plastiques constituent presque une seconde nature pour ces êtres exotiques, parmi lesquels on trouve certains des plus grands talents contemporains de la galaxie.
Il se produit des cas de métissage entre tous les groupes sociaux humains. Mais, de façon statistiquement logique, la majorité des métis naissent parmi les travailleuses sociales , qui ont un contact plus fréquent avec les humanoïdes non terrestres.
Signalons que, malgré ce risque de grossesse , les professionnelles du sexe n’utilisent aucun type de contraceptif durant leurs relations avec les Cétiens et les Centauriens. À l’inverse, elles le font systématiquement lorsqu’elles copulent avec des Colossiens…
Il existe deux raisons majeures à une telle « imprudence ».
La première est purement médicale : si les Colossiens peuvent transmettre la maladie magenta , un fléau incurable qui est presque endémique chez eux et dont l’origine et la structure sont inconnus , on ne rencontre pratiquement jamais de maladies de ce type chez les humanoïdes. En tout cas , celles-ci peuvent être parfaitement soignées avec les médicaments conventionnels , comme dans le cas de la syphilis , de la blennorragie ou du SIDA terrestres.
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