Elle allait devoir s’y habituer. Tous les xénoïdes les prenaient lorsqu’ils étaient pressés. On y entrait, il y avait une étincelle de désintégration… et on apparaissait avec une autre étincelle dans une cabine similaire à des milliers de kilomètres de là.
Ces cabines n’étaient pas parfaites. On ne pouvait s’en servir qu’à l’intérieur d’un même corps planétaire. Et même ainsi, parfois se produisaient de petites et lamentables imprécisions. Très rarement, à dire vrai. Le réseau privé des Gordiens n’avait, par exemple, jamais connu ce type d’accident qui, à tout instant, alimentait les holo-vidéos d’informations.
L’Agence Touristique Planétaire indemnisait toujours les familles des infortunées victimes dématérialisées, et donnait l’éternelle excuse que, sur Terre, on manquait d’expérience dans la manipulation d’équipements aussi avancés… Parce que les techniciens extraterrestres rechignaient à former du personnel humain à la manipulation des cabines télé-porteuses. Peut-être y avait-il du vrai. Ces nouveaux spécialistes en télé-transport se seraient empressés de quitter la planète à n’importe quel prix. Comme tout humain sensé possédant un talent apprécié par les xénoïdes. Artistes, scientifiques ou sportifs, tous fuyaient leur monde natal dès qu’ils le pouvaient. L’éclat des crédits extraterrestres leur montrait où se trouvait la véritable félicité.
Oui, ces gens-là parlaient volontiers de libérer la Terre, de venger la race humaine et autres affirmations creuses du même style. Buca les méprisait. Il était facile de parler d’idéaux de loin, avec l’estomac plein. Et très hypocrite. Elle ne se moquerait jamais de ceux qui restaient sur Terre, et ne se montrerait jamais solidaire « de leur juste lutte »…
Pan… Pan… Pan…
Trois coups isolés. Puis le crépitement reconnaissable d’armes automatiques de petit calibre.
Buca se retrouva étendue au sol avant de comprendre ce qui se passait. Ce réflexe l’avait trahie ; nul ne survivait dans les faubourgs s’il restait debout alors que des tirs retentissaient. Un peu blessée dans son amour propre, elle regarda autour d’elle. Les hommes de la Sécurité Planétaire poursuivaient un terroriste solitaire. L’homme sautait avec une incroyable souplesse de colonne en colonne, leur échappant et tirant avec un fusil à répétition antédiluvien. Il avait dû ingurgiter une dose phénoménale de Mimétix-félin, une drogue militaire sans dépendance qui procurait la redoutable agilité et les réflexes des chats.
Ceux de l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne avaient l’habitude de l’utiliser lors de leurs actions commando. Les effets de la descente généraient un affaiblissement et une dépression dévastateurs qui laissaient le sujet totalement sans défense. Mais une nouvelle dose éliminait ces symptômes. Le cycle pouvait se répéter jusqu’à ce que le sujet périsse, une fois toutes ses réserves physiques et mentales épuisées, mais après avoir été actif jusqu’à l’ultime seconde.
Vaincu par le nombre et par l’armement, l’homme qui se prenait pour un chat tomba, atteint de plein fouet par les rafales des agents de la Sécurité. Ils continuèrent de tirer jusqu’à ce qu’il ne subsiste du corps que des restes méconnaissables. Le Mimétix-félin procurait également une incroyable résistance aux blessures. Plus d’un agent avait vérifié dans sa chair qu’un terroriste pouvait encore lui ouvrir le ventre d’un coup de griffes, même avec une douzaine de balles dans la poitrine.
Lorsque les employés de l’Hygiène de l’astroport récupérèrent ce qui restait du cadavre et que le trafic revint à la normale, Buca se leva et regarda autour d’elle, cherchant des yeux Selshaliman. Elle craignait une entourloupe de dernière minute. L’abandonner ici, au milieu de l’astroport, serait le comble de l’ironie…
La voix d’un agent de la Sécurité Planétaire, à la fois polie et autoritaire, résonna dans son dos :
« Veuillez vous identifier, s’il vous plaît. »
Le canon d’une arme encore chaude s’appuya de manière insistante sur son épaule. Buca se retourna, furieuse : si cet idiot avait abîmé ses habits, il allait voir…
« Je croyais que l’accès de cette zone était interdit aux indépendantes », poursuivit l’homme.
Il y avait du mépris dans la voix qui sortait du casque occultant les traits de l’agent. Toute amabilité l’avait quitté.
« Jolies fringues… insista l’agent. Dommage que, même vêtue de soie, une pute reste une pute. Viens avec moi, chérie. Toi et moi, on va clarifier quelques détails en privé… Et tu vas devoir être très gentille si tu ne veux pas que je t’accuse de complicité avec cet imbécile… »
Il désigna de sa mini-mitrailleuse le terroriste que ses collègues avaient transformé en un amas de chairs sanguinolentes.
« Attendez. C’est une erreur. Je suis avec… » tenta d’expliquer Buca, tremblant à la fois de peur et de rage.
C’était le traitement habituel que réservaient ceux de la Sécurité Planétaire à celles qui pratiquaient son négoce : du sexe en échange de l’impunité. Mais comment l’avait-il reconnue malgré ses vêtements de luxe ? Elle se sentit soudain aussi nue et vulnérable que lorsqu’elle se promenait dans l’autre astroport, vêtue d’une veste transparente et d’un minuscule cache-sexe fluorescent.
« Je me fiche de savoir avec qui tu es venue. Tu pars avec moi, princesse », l’interrompit l’homme, impatient.
Et il tendit une main gantée pour lui agripper le bras avec rudesse.
Buca ferma les yeux et se recroquevilla comme un enfant qui s’attend à recevoir un coup de son père. Où était Selshaliman ? Tout cela n’avait-il été qu’un rêve ? Elle aurait dû s’en douter : c’était trop beau pour être vrai, pour que cela lui soit arrivé à elle…
ZUISSSS…
Un bruit siffla à ses oreilles, comme un coup de fouet. Quelque chose tomba, plus loin. La main gantée cessa de la serrer.
Elle ouvrit les yeux. Selshaliman se tenait près d’elle, les antennes hautes et la lumière se reflétant magnifiquement dans ses yeux à facettes. Jamais, auparavant, il ne lui avait paru si beau. L’agent de la Sécurité Planétaire, assis sur le sol à plusieurs mètres de distance, frottait sa poitrine endolorie.
« Tu vas bien, Buca ? Il t’a fait mal ? » grinça le synthétiseur vocal de l’insectoïde.
Buca secoua la tête, soulagée. Elle allait bien.
« Croyez-moi, nous regrettons cet… incident, expliqua un autre agent de la Sécurité Planétaire qui arborait un insigne de sergent. La dame se porte bien. Mon homme ne l’a même pas touchée. Nous ignorions qu’elle était avec vous… À titre de compensation, nous vous offrons un accès prioritaire au lanceur…
— Cela vaut mieux. Viens, Buca », déclara Selshaliman, grand seigneur.
Buca s’appuya sur lui, émue et confiante. En pareil moment, elle était presque capable de l’aimer. Il avait frappé un agent de la Sécurité Planétaire pour la protéger ! Le sergent et son homme ne représentaient rien pour un touriste, surtout pour un Gordien, mais c’était le geste qui comptait. Elle marcha au bras de Selshaliman comme si elle était la reine du monde.
Mais ils ne s’éloignèrent pas assez vite et elle entendit les propos du sergent tandis qu’il aidait son collègue à se relever. Ou peut-être avait-il intentionnellement parlé trop fort ?
« Relève-toi, imbécile… Le coup était puissant, mais ton armure l’a bien absorbé. Et tu sais quoi ? Tu le mérites, espèce d’idiot. Pour ne pas être assez observateur. Ce n’est pas n’importe quelle travailleuse sociale… Le Gordien l’a choisie. Elle doit être incubée, et c’est pourquoi elle vaut mille fois plus que toi et moi, et que cent hommes comme nous. »
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