C’était dans cet antre ténébreux que Serge Gainsbourg cultivait son spleen, qu’il entretenait détresse et solitude. Il recevait les journalistes dans le salon, prenant le soin, selon les intérêts de son interlocuteur, de mettre en valeur tel ou tel objet. Disques d’or accrochés au mur ou posés sur un pupitre, œuvres d’art, vanités en ivoire, seringue hypodermique en argent, flacons de parfum au verre gravé et guilloché, coupures de presse encadrées sous verre, jouets anciens, singes mécaniques en fer ou en peluche, rats en bronze, montres de gousset, statuettes érotiques, appareils photo et objectifs rares, cannes à pommeau sculpté, un catalogue d’armes à feu, dent géante de poisson-scie…
Le plus saisissant, et cela donnait le ton, et à certaines le frisson : un écorché de carton-pâte, flanqué de la fameuse sculpture en bronze de Lalanne, L’Homme à tête de chou , accueillant les invités… Tout était choisi avec minutie, chaque chose, chaque objet avait sa raison d’être, sa signification, que commentait, avec force anecdotes et non sans plaisir, le maître des lieux, si on l’interrogeait. Chaque objet tenait un espace précis. Il ne cessait de les remettre en place, obéissant à une mystérieuse gestuelle maniaque qui relevait d’un ordre quasi divin. C’était son musée personnel, dont il était l’unique conservateur et le gardien. Un éclairage particulier et directionnel mettait en valeur chaque élément, comme s’il s’agissait d’une véritable œuvre d’art, même si ce n’était que la « une » d’un journal. Je lui avais d’ailleurs demandé s’il aurait aimé qu’à sa mort on transformât sa maison en musée. Cela l’amusait et flattait son ego, bien sûr, mais il convenait que les lieux étaient trop exigus, et il craignait la « chourre »… La plupart de ces objets n’étaient pas de grande valeur, mais ils présentaient un intérêt au titre de curiosités. D’œuvres d’art véritables, il n’avait que « son » Dalí, une encre de Chine, La Chasse aux papillons , un tableau de Paul Klee, Mauvaises nouvelles des étoiles , et une scène d’intérieur, petit format, d’une école flamande.
Gainsbourg, généreux de nature, adorait, telle une maîtresse de maison fière de son intérieur, faire visiter sa demeure — au total quelque cent vingt mètres carrés. Il passait ses journées, dès son lever vers onze heures du matin, toujours vissé dans le même coin d’une banquette vénitienne aux accoudoirs ailés terminés par une tête d’aigle.
Entre ses visites, ponctuées de la mitraille téléphonique (les portables n’étaient pas encore de ce monde), il se levait pour aller dans la petite cuisine attenante, située tout au fond du salon-musée, préparer des « 102 » (double pastis 51 servi sans eau mais avec glace) ou des cocktails plus sophistiqués qu’il s’était fait enseigner par les barmen des meilleurs établissements de Paris. La cuisine, aux murs recouverts de carrelage du métro parisien blanc (original, non ?) où il prenait ses repas, seul, à une table en verre, assis sur une chaise de jardin en métal.
Un étroit escalier recouvert d’une moquette noire aux motifs nénuphars conduisait à l’étage. On y trouve une bibliothèque de petite taille, où, derrière un immense fauteuil victorien en acajou et cuir brun, s’alignent des éditions rares. Huysmans côtoie Francis Picabia ( Jésus-Christ rastaquouère ), la bio d’un autre dandy, Raymond Roussel, un album consacré à Marilyn, des classiques aux reliures rouge et or, des dictionnaires, etc. La salle de bains cultive flacons précieux, parfums et miroirs. Un pas de côté et on se retrouve dans la fameuse chambre aux poupées de Jane, lieu de recueillement et de pénitence où Jane s’isolait après les disputes, au milieu de ses poupées de cire et de son…
Enfin, un étroit couloir conduit à la chambre du maître, où l’on marche presque sur le lit calqué sur celui de Dalí. Des portes fenêtres s’ouvrent sur une mini-terrasse dévorée par le lierre, où les jours d’été nous prenions des Gibson ou des « 102 ».
La visite du 5 bis, rue de Verneuil, s’achève et, une fois la porte refermée, on songe à une prison dorée. C’est le lieu qui lui ressemblait le plus, celui où les pompiers, appelés par Bambou qui n’avait plus de ses nouvelles depuis la veille, l’ont retrouvé mort, dans sa cuisine…
Difficile d’imaginer Gainsbourg sans Birkin et Birkin sans Gainsbourg. Leur couple devenu mythique a rejoint le panthéon des histoires d’amour célèbres. On connaissait Héloïse et Abélard, Sand et Chopin, Elsa et Aragon, pour ne citer que ceux-là, désormais le XX esiècle comptera, à jamais, Gainsbourg et Birkin. Le Pygmalion a « travaillé » en ce sens. Il a peaufiné et soigné l’image de son duo afin de se situer dans ce palmarès des amours sulfureuses. L’artiste possède le sens de l’histoire et du mythe. Sans doute attendait-il le grand amour. Car, comme dans tout ce qu’il entreprend, il reste sincère. Et même s’il sait mettre en scène son amour et faire partager ses frasques au plus grand nombre grâce à la complicité des médias (qui en redemandent), il est honnête avec lui-même. Juste avant de rencontrer la petite Anglaise, il a souffert de sa difficile séparation avec Brigitte Bardot. Et c’est l’amoureux abandonné et blessé qui, pour tenter de sortir de son histoire d’homme plaqué par le sex-symbol, se distrait en changeant de fille tous les soirs.
Nous sommes en février 1968, quelques semaines seulement avant les barricades, et Gainsbourg déclare qu’il aimerait découvrir une fillette de douze ou treize ans pour la façonner, pour créer son personnage. Grand amateur du romancier Vladimir Nabokov, songeait-il à Humbert Humbert et à sa Lolita ? Il se dit prêt à faire passer des milliers d’auditions, s’il le faut. Il n’en sera rien. Son salut arrive par miracle, comme souvent. Il lui est même offert sur un plateau. Et ce miracle s’appelle Jane Birkin.
Elle n’a pas treize ans mais vingt et un, est la mère d’une délicieuse Kate depuis un an, qu’elle a eue avec John Barry, grand compositeur de musiques de films, couronné d’oscars à Hollywood. Elle vient de tourner Blow Up avec Michelangelo Antonioni. Elle y tient un petit rôle déshabillé et s’ébat au côté d’une autre fille dans des rouleaux de papier sous l’objectif d’un photographe. Elle est déjà peut-être malgré elle une figure naissante du Swinging London .
Le responsable de leur rencontre se nomme Pierre Grimblat, ex-animateur de radio à France Inter qui se lance alors dans le cinéma. Celui-ci cherche un acteur qui serait en quelque sorte son double dans une histoire autobiographique : il pense à Serge. Pour le rôle féminin, il songe à Marisa Berenson, un des plus jolis top models de la planète, qui tournera en 1972 avec Luchino Visconti dans Mort à Venise , puis avec Stanley Kubrick dans Barry Lindon , mais cela ne se fait pas. Grimblat auditionne dans plusieurs capitales et c’est à Londres qu’il tombe sur une fille qui porte une ultra-minirobe. « Elle avait les jambes tordues comme pas permis. “Vous êtes vraiment obligée de montrer des jambes pareilles ?” Elle répond à son agresseur, du tac au tac : “Non, pas si vous me payez l’opération.” » Son sens de l’humour lui vaut de remporter le rôle. La suite se déroule moins bien. L’histoire ne commence pourtant pas sous les meilleurs auspices. Quand on annonce à Jane Birkin que Gainsbourg sera son partenaire dans le film, elle saisit mal son nom et l’appelle « Bourguignon »… Avant de tourner un bout d’essai avec ce « Bourguignon », le metteur en scène l’entraîne chez Serge, plus exactement chez ses parents, où celui-ci s’est réfugié. Ils le surprennent en pleine interview, en train de faire écouter au journaliste Je t’aime… moi non plus sous un poster de Bardot, justement. Jane le prend pour « un poseur, avec sa chemise mauve ». Gainsbourg se permet de souligner qu’il ne comprend pas comment une Anglaise qui ne parle pas un mot de la langue de Molière peut accepter un rôle en France. Après les premiers rushes , il doit reconnaître qu’elle a du talent. En fait, d’après Pierre Grimblat, « c’était son ego qui en avait pris un coup : tourner avec une inconnue… ». Elle, timide et têtue, le juge « arrogant et sûr de lui », et se rend compte que, de toutes les façons, elle ne l’intéresse pas.
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