Joris-Karl Huysmans - À rebours
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Cet ouvrage est un véritable florilège, compilant de nombreux morceaux de bravoure, empli d'errances, de langueurs et de soliloques. Des Esseintes cherche à se fabriquer de toutes pièces une retraite à son image, lui permettant de fixer son attention sur de belles choses, et de fuir ce mal-être qui le hante. Seulement, par l'empiètement des arts sur les autres, cette construction réintroduit la dispersion et le doute au sein même de cet univers où le héros cherche à se retrouver. Le personnage jongle adroitement avec les arts et le plaisir qu'ils lui procurent, fait copier des poèmes de Baudelaire à la manière d'un manuscrit religieux, compose ou récrée des symphonies par ses mélanges d'alcool, cherche avec angoisse à accorder au mieux les différentes couleurs de l'appartement. Roman synesthésique (où les perceptions sensorielles ne cessent de se mêler et de s'entremêler), roman de l'errance et de la névrose, A rebours semble déjà relever du stream of consciousness.
A rebours, à travers son écriture, très poétique, très imagée, au vocabulaire recherché et surprenant, constitue un éloge de l'artifice et de la création. Le personnage qui s'est réfugié dans l'art propose une vision de la création esthétique qui correspond en grande partie à l'écriture même du livre. L'image du maquillage et du déguisement y sont par ailleurs prépondérantes, avec plusieurs occurrences de la figure du pierrot, figure pathétique et grotesque, que l'on retrouve souvent dans les œuvres décadentes. Certaines descriptions sont ici tout à fait étonnantes, dans leur recours aux images et dans leur façon d'utiliser la langue, m'évoquant bien plus un tableau impressionniste, voire un tableau fauve qu'un véritable paysage.
" Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon et enduite de blanc cold-cream; dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas arfums d'épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiette. En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage ne déplaisait pas à Des Esseintes."
Misanthrope fini, personnage hanté par un questionnement incessant, le héros que nous suivons est pathétique et ridicule à la fois. Dans un élan soudain, il fait tous les préparatifs nécessaires à un long voyage à l'étranger mais considère avoir vu ce qu'il voulait de l'Angleterre en buvant dans un bistrot peuplé d'anglais rue d'Amsterdam. C'est d'ailleurs l'occasion d'une description assez burlesque où je n'ai pu m'empêcher d'imaginer des anglais à tête de peintures d'Arcimboldo, les mots plus ou moins rattachés au légume étant assez nombreux dans le passage. On est souvent porté à sourire devant les excès de ce bonhomme étrange qui fait dorer et sertir de pierres la carapace de sa tortue pour l'assortir à son tapis et se ronge les ongles d'angoisse pour trouver les coloris appropriés pour les pierreries. Il ne nous en fait pas moins frissonner lorsqu'il se lance dans des réflexions désabusées sur le monde alentours: " Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que celle qui, tout en invoquant les intérêts de l'humanité, cherche à perfectionner les anesthésiques pour supprimer la souffrance physique et prépare, en même temps, de tels stimulants pour aggraver la douleur morale! " La fin du roman m'a paru arriver assez vite, finalement, j'ai été même surprise par cette conclusion en appel, ce cri d'angoisse en suspens, cet ultime appel à Dieu, nouvel absolu, face à un avenir plus qu'incertain.
Cette écriture poétique, imagée, faisant sans cesse appel aux différents sens, cette écriture descriptive et très visuelle m'a beaucoup plu; ce livre m'a tour à tour amusée et transportée. Ce fut pour moi une réelle découverte de lecture, si bien que je ne parviens pas à cesser d'en parler. Cependant, une fois l'appareil critique terminé, ce billet publié, j'espère avoir assez "digéré" cet ouvrage pour en commencer un autre, tout à fait différent, qui attends sur ma bibliothèque. Il faut croire que j'entre dans une phase de boulimie de lecture…