Joris-Karl Huysmans - À rebours

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A rebours est un ouvrage étrange et assez déstabilisant au premier aspect. La couverture offre aux regards un tableau d'Odilon Redon, Les yeux clos, baigné de teintes douces, entre gris-parme et marron clair. Une notice nous présente le personnage principal – ou le personnage, tout simplement – en donnant quelques éléments de généalogie, des bouts d'enfance expédiés ça et là, et enfin donne l'image que notre héros garde du monde: un tableau amer et méprisant. Après un repas de deuil artificiel et surprenant, comme un rite de passage, il s'enferme dans sa demeure de Fontenay, coupé du monde, se créant des univers, cherchant les plaisirs les plus raffinés, s'enfermant lui-même dans l'art et la littérature. Des Esseintes est un personnage en quête d'absolu, qui cherche à fuir un réel malaise qu'il ne parvient pas à expliquer, malaise qui se matérialise physiquement en lui à grand renforts de vertiges et autres nausées. Chaque chapitre se tourne alors vers un des moyens de fuite, un des points de fuite du personnage: couleurs des tapisseries, bibliothèque, joaillerie, musique, parfumerie. Des Esseintes court partout après la lumière de l'art, se constituant chez lui un musée imaginaire, nourri de ses goûts et de ses idéaux, refusant les sages classiques pour se tourner vers les poètes décadents, les allumés du verbe, les belles maladresses. On ne peut pas dire qu'il se passe grand chose, concrètement, dans ce roman. Le héros revit sa vie à rebours, chaque expérience esthétique ou physique donnant lieu à un déferlement de pensées sans suite et de souvenirs, plus ou moins obsédants. Dans son mal-être, Des Esseintes revit un pénible épisode chez un dentiste de quartier, retrace les esquisses de ses premières "amours". On le suit, tant bien que mal, dans ces pérégrinations de l'esprit et de la mémoire, au fil des rêves, des énumérations érudites, des jugements péremptoires, des angoisses, des souvenirs à effacer…
Cet ouvrage est un véritable florilège, compilant de nombreux morceaux de bravoure, empli d'errances, de langueurs et de soliloques. Des Esseintes cherche à se fabriquer de toutes pièces une retraite à son image, lui permettant de fixer son attention sur de belles choses, et de fuir ce mal-être qui le hante. Seulement, par l'empiètement des arts sur les autres, cette construction réintroduit la dispersion et le doute au sein même de cet univers où le héros cherche à se retrouver. Le personnage jongle adroitement avec les arts et le plaisir qu'ils lui procurent, fait copier des poèmes de Baudelaire à la manière d'un manuscrit religieux, compose ou récrée des symphonies par ses mélanges d'alcool, cherche avec angoisse à accorder au mieux les différentes couleurs de l'appartement. Roman synesthésique (où les perceptions sensorielles ne cessent de se mêler et de s'entremêler), roman de l'errance et de la névrose, A rebours semble déjà relever du stream of consciousness.
A rebours, à travers son écriture, très poétique, très imagée, au vocabulaire recherché et surprenant, constitue un éloge de l'artifice et de la création. Le personnage qui s'est réfugié dans l'art propose une vision de la création esthétique qui correspond en grande partie à l'écriture même du livre. L'image du maquillage et du déguisement y sont par ailleurs prépondérantes, avec plusieurs occurrences de la figure du pierrot, figure pathétique et grotesque, que l'on retrouve souvent dans les œuvres décadentes. Certaines descriptions sont ici tout à fait étonnantes, dans leur recours aux images et dans leur façon d'utiliser la langue, m'évoquant bien plus un tableau impressionniste, voire un tableau fauve qu'un véritable paysage.
" Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon et enduite de blanc cold-cream; dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas arfums d'épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiette. En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage ne déplaisait pas à Des Esseintes."
Misanthrope fini, personnage hanté par un questionnement incessant, le héros que nous suivons est pathétique et ridicule à la fois. Dans un élan soudain, il fait tous les préparatifs nécessaires à un long voyage à l'étranger mais considère avoir vu ce qu'il voulait de l'Angleterre en buvant dans un bistrot peuplé d'anglais rue d'Amsterdam. C'est d'ailleurs l'occasion d'une description assez burlesque où je n'ai pu m'empêcher d'imaginer des anglais à tête de peintures d'Arcimboldo, les mots plus ou moins rattachés au légume étant assez nombreux dans le passage. On est souvent porté à sourire devant les excès de ce bonhomme étrange qui fait dorer et sertir de pierres la carapace de sa tortue pour l'assortir à son tapis et se ronge les ongles d'angoisse pour trouver les coloris appropriés pour les pierreries. Il ne nous en fait pas moins frissonner lorsqu'il se lance dans des réflexions désabusées sur le monde alentours: " Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que celle qui, tout en invoquant les intérêts de l'humanité, cherche à perfectionner les anesthésiques pour supprimer la souffrance physique et prépare, en même temps, de tels stimulants pour aggraver la douleur morale! " La fin du roman m'a paru arriver assez vite, finalement, j'ai été même surprise par cette conclusion en appel, ce cri d'angoisse en suspens, cet ultime appel à Dieu, nouvel absolu, face à un avenir plus qu'incertain.
Cette écriture poétique, imagée, faisant sans cesse appel aux différents sens, cette écriture descriptive et très visuelle m'a beaucoup plu; ce livre m'a tour à tour amusée et transportée. Ce fut pour moi une réelle découverte de lecture, si bien que je ne parviens pas à cesser d'en parler. Cependant, une fois l'appareil critique terminé, ce billet publié, j'espère avoir assez "digéré" cet ouvrage pour en commencer un autre, tout à fait différent, qui attends sur ma bibliothèque. Il faut croire que j'entre dans une phase de boulimie de lecture…

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JorisKarl Huysmans À rebours N OTICE À en juger par les quelques portraits - фото 1

Joris-Karl Huysmans

À rebours

N OTICE

À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d'athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres. Serrés, à l'étroit dans leurs vieux cadres qu'ils barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l'arc bombé remplissait l'énorme coquille des cuirasses.

Ceux-là étaient les ancêtres; les portraits de leurs descendants manquaient; un trou existait dans la filière des visages de cette race; une seule toile servait d'intermédiaire, mettait un point de suture entre le passé et le présent, une tête mystérieuse et rusée, aux traits morts et tirés, aux pommettes ponctuées d'une virgule de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au col tendu et peint, sortant des cannelures d'une rigide fraise.

Déjà, dans cette image de l'un des plus intimes familiers du duc d'Epernon et du marquis d'O, les vices d'un tempérament appauvri, la prédominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.

La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi régulièrement son cours; l'effémination des mâles était allée en s'accentuant; comme pour achever l'oeuvre des âges, les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines.

De cette famille naguère si nombreuse qu'elle occupait presque tous les territoires de l'Ile-de-France et de la Brie, un seul rejeton vivait, le duc Jean, un grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes.

Par un singulier phénomène d'atavisme, le dernier descendant ressemblait à l'antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d'un blond extraordinairement pâle et l'expression ambiguë, tout à la fois lasse et habile.

Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules, accablée par d'opiniâtres fièvres, elle parvint cependant, à l'aide de grand air et de soins, à franchir les brisants de la nubilité, et alors les nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandons de la chlorose, menèrent jusqu'à leur entier développement les progressions de la croissance.

La mère, une longue femme, silencieuse et blanche, mourut d'épuisement; à son tour le père décéda d'une maladie vague; des Esseintes atteignait alors sa dix-septième année.

Il n'avait gardé de ses parents qu'un souvenir apeuré, sans reconnaissance, sans affection. Son père, qui demeurait d'ordinaire à Paris, il le connaissait à peine; sa mère, il se la rappelait, immobile et couchée, dans une chambre obscure du château de Lourps. Rarement, le mari et la femme étaient réunis, et de ces jours-là, il se remémorait des entrevues décolorées, le père et la mère assis, en face l'un de l'autre, devant un guéridon qui était seul éclairé par une lampe au grand abat-jour très baissé, car la duchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clarté et le bruit; dans l'ombre, ils échangeaient deux mots à peine, puis le duc s'éloignait indifférent et ressautait au plus vite dans le premier train.

Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour faire ses classes, son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pères se mirent à choyer l'enfant dont l'intelligence les étonnait; cependant, en dépit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu'il se livrât à des études disciplinées; il mordait à certains travaux, devenait prématurément ferré sur la langue latine, mais, en revanche, il était absolument incapable d'expliquer deux mots de grec, ne témoignait d'aucune aptitude pour les langues vivantes, et il se révéla tel qu'un être parfaitement obtus, dès qu'on s'efforça de lui apprendre les premiers éléments des sciences.

Sa famille se préoccupait peu de lui; parfois son père venait le visiter au pensionnat: «Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien.» Aux vacances, l'été, il partait pour le château de Lourps; sa présence ne tirait pas sa mère de ses rêveries; elle l'apercevait à peine, ou le contemplait, pendant quelques secondes, avec un sourire presque douloureux, puis elle s'absorbait de nouveau dans la nuit factice dont les épais rideaux des croisées enveloppaient la chambre.

Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L'enfant, abandonné à lui-même, fouillait dans les livres, les jours de pluie; errait, par les après-midi de beau temps, dans la campagne.

Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de gagner Jutigny, un village planté au pied des collines, un petit tas de maisonnettes coiffées de bonnets de chaume parsemés de touffes de joubarbe et de bouquets de mousse. Il se couchait dans la prairie, à l'ombre des hautes meules, écoutant le bruit sourd des moulins à eau, humant le souffle frais de la Voulzie. Parfois, il poussait jusqu'aux tourbières, jusqu'au hameau vert et noir de Longueville, ou bien il grimpait sur les côtes balayées par le vent et d'où l'étendue était immense. Là, il avait d'un côté, sous lui, la vallée de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant avec le bleu du ciel fermé au loin; de l'autre, tout en haut, à l'horizon, les églises et la tour de Provins qui semblaient trembler, au soleil, dans la pulvérulence dorée de l'air.

Il lisait ou rêvait, s'abreuvait jusqu'à la nuit de solitude; à force de méditer sur les mêmes pensées, son esprit se concentra et ses idées encore indécises mûrirent. Après chaque vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plus têtu; ces changements ne leur échappaient pas; perspicaces et retors, habitués par leur métier à sonder jusqu'au plus profond des âmes, ils ne furent point les dupes de cette intelligence éveillée mais indocile; ils comprirent que jamais cet élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, et comme sa famille était riche et paraissait se désintéresser de son avenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les profitables carrières des écoles; bien qu'il discutât volontiers avec eux sur toutes les doctrines théologiques qui le sollicitaient par leurs subtilités et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à le destiner aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeurait débile; en dernier ressort, par prudence, par peur de l'inconnu, ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s'aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.

Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le joug paternel des prêtres; il continua ses études latines et françaises, à sa guise, et, encore que la théologie ne figurât point dans les programmes de ses classes, il compléta l'apprentissage de cette science qu'il avait commencée au château de Lourps, dans la bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncle Dom Prosper, ancien prieur des chanoines réguliers de Saint-Ruf.

Le moment échut pourtant où il fallut quitter l'institution des jésuites; il atteignait sa majorité et devenait maître de sa fortune; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel lui rendit ses comptes. Les relations qu'ils entretinrent furent de durée courte, car il ne pouvait y avoir aucun point de contact entre ces deux hommes dont l'un était vieux et l'autre jeune. Par curiosité, par désoeuvrement, par politesse, des Esseintes fréquenta cette famille et il subit, plusieurs fois, dans son hôtel de la rue de la Chaise, d'écrasantes soirées où des parentes, antiques comme le monde, s'entretenaient de quartiers de noblesse, de lunes héraldiques, de cérémoniaux surannés.

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