FRANCK MAUBERT
Gainsbourg à rebours
À celles et ceux qui laissent
une trace sur le mur
du 5 bis, rue de Verneuil.
« Les lions, les tigres sont des animaux sauvages. »
(Un dictionnaire)
Gainsbourg par Gainsbourg
Peut-être aux yeux de certains atteints de cécité mentale n’aurai-je jamais fait, dans ma vie, qu’un autoportrait de moi-même avec toutes les implications turbulentielles d’un Francis Bacon. Quant aux blaireaux, un peu moins initiés dans cette discipline majeure, qu’ils s’en réfèrent à ceux de Raphaël Sanzio. Onanisme par personne non interposée. Le show man, quant à lui, pour peu qu’il soit en point de mire, se devant de s’exposer aux flashs accidentels de Kodak ou de Fuji, en assumera toutes les éphémères conséquences, son don d’ubiquité rendant celles-ci incontrôlables par lui-même. Peut-être ai-je une sale gueule, peut-être pas. Ainsi en décideront les lumières crépusculaires, les couleurs, les noirs, les blancs et la focale. Qu’y puis-je ? Le hard-core et âme ainsi impliqués, je serai fusillé d’une balle rouillée et mourrai du tétanos. Arrêt sur image. Adieu Brigitte, adieu Jane, adieu Bambou, adieu Charlotte. For ever . T’inquiète, j’suis increvable, jusqu’à preuve du contraire. Ambition néant, j’ai déjà donné. Éjaculations précoces. Et qu’est-ce que la postérité a fait pour moi ?… Peut-être me faudrait-il retrouver les chemins vicinaux de ma première enfance. Le p’tit Lulu des années trente, sans compter le stress années quarante, initiation sexuelle des putains de Pigalle, je t’aime moi non plus, prémonition notoire. Après quoi, j’en arrive aux amours fatidiques. Constat policier : You’re under arrest . Liberté provisoire.
S. G.
Décembre 1986 .
Du côté de chez l’homme à tête de chou
Printemps 1986, banlieue parisienne. Ce jour-là, Gainsbourg carburait au Dom Pérignon. L’homme ne donnait pas dans la demi-mesure, plutôt dans la double dose. Ça, je le savais depuis la première fois où je l’avais vu à la télévision. Ce type-là tranchait sur tous les autres chanteurs, et puis j’aimais sa manière de se tenir, sa curieuse façon d’afficher un brin de morgue tout en restant sur la réserve. Il avait surgi dans un costume plutôt strict, à fines rayures, en noir et blanc. La vie dans les années soixante était encore en noir et blanc. « J’avoue j’en ai bavé pas vous… », c’est ce qu’il chantait dans une émission qui devait s’appeler « Paris club ». Voilà, ça, c’était la première fois. Depuis, j’essayais de suivre tout ce qu’il pouvait faire, pour lui, pour les autres aussi, et je guettais la moindre de ses apparitions. Dans les années soixante, toujours, il y a eu toute cette cascade de titres qui relevaient de la magie des mots : Elaeudanla Teïtéia, La Chanson de Prévert, L’Appareil à sou-pirs, à sou-rire …, Maxim’s, Les P’tits Papiers, Docteur Jekill … et Bonnie and Clyde .
Évidemment, avec Brigitte Bardot à ses côtés, difficile de faire la fine bouche. Tous ces shows télévisés, tous ces décors pop, ça réveillait la France du Général. Un peu plus tard, j’étais lycéen, j’avais monté un journal, c’était mon deuxième (le premier s’appelait Expression 69 ) et un seul titre s’imposait : « Almerilla », mot prononcé par Serge Gainsbourg dans Initials B. B . J’aimais le mystère du mot Almería , nom de la ville andalouse où Bardot avait tourné Shalako , avec Sean Connery, un film d’Edmund Dmytryk.
Revenons à notre première rencontre. Donc, il carburait au Dom P. Sérieusement. Ce devait être au début du printemps 86, dans un entrepôt de l’est parisien. Il dirigeait le tournage d’une pub pour un dentifrice, et tout le monde attendait ses ordres. L’œil aux aguets, il se tenait derrière le viseur d’une caméra. Quand il se déplaçait, sa démarche avait un je-ne-sais-quoi de chaloupé. Il donnait l’impression de flotter. Repetto blanches aux pieds et jeans. Gitanes aussi. Paquet bleu et Zippo dans la main droite. Je venais l’interviewer sur sa jeunesse de peintre. Il ne cessait d’aller et venir, donnant des conseils au cadreur et à un type qui se brossait les dents. Oui, il y avait un gars qui, face à un miroir, ne cessait de se brosser les dents. Elles devaient être d’une blancheur inouïe. Serge a recommencé la prise au moins dix fois. Perfectionniste, même dans la pub. Dom Pérignon. Moi, j’étais mal, j’avais une extinction de voix depuis le matin. Pour ma voix blanche, Serge m’a conseillé un rhum brun chaud, triple dose, avec un peu de citron. Il a envoyé un assistant chercher une bouteille. « Tu prends le meilleur », lui a-t-il dit, lui tendant un billet de cinq cents francs. Pour moi seul, le meilleur rhum !
Difficile d’interviewer quand aucun son ne sort de votre bouche. Je murmurais, quasi inaudible, pas moyen d’articuler, et Serge prêtait l’oreille. Avec attention et gentillesse. Qu’importent mes questions, lui s’était lancé dans une sorte de cours d’histoire de l’art mêlé d’histoires tout court sur les peintres qui le fascinaient. Je le soupçonnais d’inventer. Il s’emballait. Une assistante a bien tenté de venir le chercher à plusieurs reprises. En vain. Il avait mieux qu’un tube de dentifrice, des tubes de couleurs : Géricault et les cadavres de l’hôpital Beaujon, Raphaël en gants blancs, Michel-Ange sur son échafaudage, Picasso face aux Allemands… J’étais hypnotisé par sa fougue et sa — vraie — connaissance.
Gainsbourg avait, en dehors des chansons, de la poésie, de la musique, une autre passion, bien plus forte, une passion secrète qui emportait tout : la peinture. On s’est revu dès le lendemain. Chez lui, cette fois, sans le type à la brosse à dents, sans les assistants non plus. J’avais recouvré ma voix. Là, c’était Gibson sur Gibson (trois doigts de gin dans un verre conique, deux glaçons lavés au vermouth, une barrette d’oignons grelots, un trait d’angostura). Il avait le tour de main pour la préparation, les gestes justes d’un grand barman. À force d’observation, on apprend…
C’était Gainsbourg, en chair et en os, qui me servait. Impossible de le tarir sur l’art. C’était son truc enfoui. Il avait passé treize ans de sa jeunesse à rêver d’être peintre. Très vite il m’a proposé que nous allions ensemble au Louvre, là où, apprenti peintre, il exécutait des copies. Au musée, il pouvait bien se priver de clopes. Il notait le changement de salle de certaines œuvres, l’absence d’autres… Intarissable, comme envoûté. Il m’épatait.
De retour rue de Verneuil, nous riions du discours convenu de certains guides. J’étais assis tout à côté de L’Homme à tête de chou de Lalanne et je m’apercevais que la sculpture avait taille humaine. Il prenait plaisir à détailler chaque objet, chaque tableau, chaque photo ou coupure de presse, disposés avec une précision quasi maniaque, répétant inlassablement les mêmes mots comme un gardien de son propre temple.
Combien de fois avait-il assené les mêmes mots, les mêmes phrases ? Combien avons-nous été de journalistes assis dans ce même fauteuil ? Peu importe, quand Serge parlait d’art, j’avais vraiment l’impression qu’il s’adressait à moi seul. Même s’il arrivait que je partage des après-midi ou des soirées avec Bambou, des flics (ah ! ça, il les aimait, les flics, qu’il appelait avec une certaine nostalgie « la maison Poulagat ») ou le patron du resto d’en face. Dans ces moments, ce n’était pas Gainsbarre le show man que j’avais en face de moi, mais bien l’homme, Lucien Ginsburg.
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