Franck Thilliez - Ouroboros

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L’empreinte sanglante d’un pied nu. « La suivre au long d’une rue. » L'auteur s'est amusé à suivre les règles d'un petit jeu d'écriture : donner corps à une idée en devenir depuis presque un siècle et demi, posée par Nathaniel Hawthorne — l'un des pères de la littérature américaine, dans un texte au nombre de signes limité.

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FRANCK THILLIEZ

Ouroboros

*

Le 14.

L’empreinte sanglante d’un pied nu. « La suivre au long d’une rue. »

La photo repose là, impeccablement rangée au milieu de mon album de mariage. Au bas du cliché, l’écriture du message, « La suivre au long d’une rue », est petite, noire, serrée. Comme sur une bande dessinée.

À ce moment exact, le monde s’effondre autour de moi. J’ai compris l’incompréhensible.

L’album m’échappe des mains. Ma tête se met à tourner. Le choc psychique est d’une violence inouïe. Je m’effondre sur le sol. Devant mes yeux fixes, dans la cheminée, les dessins originaux du tome III d’ Ouroboros finissent de se consumer dans les flammes.

Avant de sombrer dans l’inconscience, je les maudis…

*

Le 15.

Je me réveille, couché sur le parquet de mon salon. Il fait sombre. Les nerfs à vif, je me traîne jusqu’à l’interrupteur et allume. Dans un premier réflexe, je cherche une bouteille de whisky sérieusement entamée, qui pourrait expliquer mon état. Je n’en trouve aucune à proximité. Dans l’âtre en pierre, des braises rougeoient silencieusement. Sur le sol proche de l’insert, je récupère une planche noir et blanc de bande dessinée, presque entièrement dévorée par le feu sur laquelle se trouve la marque d’un talon. Mon talon…

Entre mes mains, sur la feuille, subsiste tout juste une illustration, mal en point. Teddy, mon personnage flic, héros de ma trilogie Ouroboros , est assis à l’indienne. Il tient une enveloppe marron avec ce mot : « L’abîme ». Le feu a rongé toute la gauche du dessin, ne laissant subsister de mon personnage qu’une partie du corps et du visage. Apparemment, j’ai réussi à exprimer la crainte dans son œil droit, tiré son sourcil vers le bas et joué avec les ombres sur l’arête de son nez. Aucun doute, le trait est de ma main, et le dessin est parfaitement soigné.

Le problème, c’est que je ne me rappelle pas l’avoir réalisé.

Un regard rapide sur la date indiquée par ma montre me déstabilise plus encore. Nous sommes le 15. Or, le dernier jour dont je me souvienne est le 1 er, date à laquelle je suis arrivé ici, ai rempli le réfrigérateur et me suis installé devant ma planche à dessiner, pour commencer à réfléchir sur le tome III.

Le 15… Quatorze jours échappés de ma mémoire. Un nouveau trou dans ma vie. Encore. J’en ai plus qu’assez. À cause de ces ennuis de mémoire, mon existence est fragmentée, presque dépersonnalisée. Je ne me rappelle aucun visage de ma jeunesse, par exemple, ni même de ma rencontre avec mon épouse Kathya. Pourtant, je n’ai jamais eu d’accident, me semble-t-il, ni de problèmes physiques particuliers. Je crois que depuis que ma femme a disparu, tout se dégrade dans ma tête. Si j’avais vingt ans de plus, je penserais immédiatement à Alzheimer, ou à une dégénérescence quelconque du cerveau. Mais je n’ai même pas trente ans, bon Dieu !

Je me touche le bas du visage, et mes doigts rencontrent une courte barbe. Je ne me rase jamais quand je plonge dans une nouvelle histoire, preuve que j’ai dessiné durant ces jours oubliés. Je fonce vers le réfrigérateur, il est aux trois quarts vide. Les poubelles, deux bouteilles de whisky, les canettes de Coca et de bière, s’entassent dans un coin. Cela signifie-t-il que j’ai passé tout ce temps reclus dans mon chalet, à imaginer, crayonner, scénariser ? Ces cendres, cette planche brûlée seraient-elles les vestiges de deux semaines de travail insatisfaisant ? J’enrage. Mince, si seulement je n’avais pas tout jeté au feu.

Je retourne dans le salon et remarque mon album de mariage, au pied d’un meuble au tiroir ouvert. Je le ramasse, le feuillette lentement. Je devais être terriblement triste, nostalgique pour le sortir. Peut-être est-ce d’ailleurs cette tristesse qui m’a poussé à tout brûler. Quand je pense à Kathya, je ne suis plus tout à fait moi-même.

Malgré le temps qui passe, les photos n’ont pas vieilli. Sur le papier glacé, je vois la traîne de sa robe se répandre dans l’herbe. Nous deux, sur le parvis de l’église. J’entends encore les pétards. Sur ces instantanés, il y a Kathya, moi, et un tas de gens que je ne reconnais pas.

En mai, cela fera deux ans que ma tendre épouse s’est volatilisée sans laisser de traces. Trois semaines après la sortie du tome II d’ Ouroboros , autant dire que la fête a été gâchée. Pas de corps, aucune piste, nul motif plausible. L’enquête de police est toujours ouverte, mais je sais que les forces mobilisées pour retrouver Kathya sont démotivées. Plus personne n’y croit, sauf moi.

Assis en tailleur, je tourne les pages, me perds dans mes souvenirs. Avec les droits d’auteur, j’ai acheté ce chalet pour venir m’y ressourcer et écrire, seul. Un lieu hors du temps, coupé de tout, sans téléphone ni ordinateur. Juste mes crayons, mes encres de Chine, et la chaleur d’un bon feu. À mon arrivée ici, cette belle habitation était déjà décorée plus ou moins à mon goût, prête à m’accueillir. Je n’ai touché à rien, depuis.

Une photo attire mon attention et me refroidit. Je la sors de sa protection en plastique, les doigts tremblants. Sur la gauche du cliché, je vois distinctement l’empreinte sanglante d’un pied nu, colorant l’asphalte. À droite, je devine de gros rochers sombres et des broussailles. Et en bas, s’étale une phrase intrigante : « La suivre au long d’une rue. » C’est mon écriture, ou plutôt celle que j’utilise quand je travaille à un scénario. Petites lettres noires, serrées, en caractères d’imprimerie.

Je me relève, des questions plein la tête. Mon regard s’arrête alors sur l’appareil photo numérique posé sur son trépied, proche de la fenêtre. Je l’allume très vite et le bascule en mode « lecture ». La photo est bien là, seule sur la carte mémoire. Elle date du 1 er, exactement, mon dernier jour de conscience… Que fiche cette horreur sur MON appareil photo ?

Sans hésiter, j’enfile mon blouson en cuir, m’empare de mon reflex numérique et sors. Un vent glacial circule entre les arbres de la forêt et me mord les joues. L’hiver est rigoureux, si implacable que je n’ai encore pu photographier aucun animal. Ici, au cœur des bois, l’air est tranchant comme un rasoir et empêche toute forme de vie.

Je pense savoir où a été prise la photo, l’endroit me parle. Je prends la direction du village. À la recherche de ma mémoire.

*

Je n’y connais personne. Aussi rarement que je m’y rende (j’ai dû y venir deux ou trois fois), ce sont en permanence les mêmes têtes que je croise, presque au même endroit. Elles sont peu nombreuses, en définitive. Quelle que soit la météo, une grosse femme, boudinée dans un long gilet gris, châle sur la tête, promène son chien, un vulgaire bâtard qui ne cesse de flairer le sol. Un homme en costume noir, attaché-case et chapeau de feutre, frappe à la porte de chaque habitation. On dirait un héros de film noir. Il entre, ressort presque aussitôt après et continue sa tournée. Il ne m’accorde jamais le moindre regard.

Dans ce lieu mortellement ennuyeux, sans commerces ni même bistrot, les rues étroites, pavées comme au Moyen Âge, sont en pente. On dirait qu’elles tombent dans le vide, et on ne peut y circuler qu’à pied, avec de bonnes chaussures pour ne pas glisser. Je me suis toujours demandé de quoi vivaient les gens, dans ces endroits perchés sur les gorges ou à flanc de montagne. Surtout l’hiver, où les températures descendent très bas. Font-ils leurs provisions pour plusieurs mois à la grande ville, avant de se cloîtrer ? De plus en plus, je pense à utiliser ce décor pour le dernier tome. Le théâtre idéal pour mon tueur, Dan Sullivan, qui soudain passerait de la grosse agglomération où il sévit à l’intimité d’une communauté isolée de la civilisation. Neige, accès par la route coupés, moyens de communication interrompus… Carnage en altitude. Un sacré défi pour mon flic Teddy, grand brun énigmatique, qui roule en Plymouth Belvedere 1957 sans rétroviseur intérieur et boit du whisky single malt douze ans d’âge. Exactement à mon image.

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