FRANCK THILLIEZ
Vol pour Kidney
— Alors cette réponse sur Internet, qui l’a écrite pour toi ?
Moussa Zahran s’était vêtu d’un vieux pantalon de costume et d’une chemise blanche. Il s’était rasé, parfumé, avait huilé puis ramené sa lourde chevelure noire vers l’arrière. Il voulait paraître présentable. Les candidats étaient peut-être nombreux et ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait gagner autant d’argent.
— C’est moi, répondit-il timidement.
L’homme lui colla dans les mains une feuille et un crayon.
— Ecris quelque chose.
Moussa tenta vainement d’écrire son nom. Il finit par rendre le stylo et le papier.
— Ecoutez, je ne sais pas comment ça marche, votre truc. Mais un gars m’a abordé dans la rue pendant que je ramassais mes ordures. Il a dit qu’il y avait une annonce dans le journal qui pourrait m’intéresser. Il me l’a lue, il a parlé de tout cet argent. Il a dit qu’il pouvait me mettre en contact avec vous grâce aux ordinateurs. C’est comme ça que ça s’est fait. On m’a dit de venir ici, alors je viens ici. Je suis costaud, j’ai l’habitude de courir, de porter du lourd, je suis vraiment en bonne forme.
Les deux hommes discutaient au fond d’une ruelle étroite, proche du cimetière copte. Il était tard, la circulation s’était tassée dans les artères du Caire.
— Si tu veux qu’on fasse affaire tous les deux, il va falloir être réglo, d’accord ? fit Samâane.
— Je suis réglo.
— Vous vivez à combien, chez toi ?
Moussa expliqua qu’il habitait avec ses deux frères et sa femme, Haniya, sur les toits d’un immeuble. Ses parents étaient morts depuis quelques années déjà. Lui et ses frères collectaient principalement des matières plastiques — surtout des bouteilles de shampoing et de lessive — pour les trier par marque et les revendre à des usines. À trois, ils bossaient dans la puanteur mais amassaient à peu près mille livres [1] Environ 130 euros.
par mois. De quoi survivre dans une petite cabane aménagée.
— Maintenant, je t’explique qui je suis, Samâane. Je suis ta chance. Je vais m’occuper de toi et te donner tout cet argent. Tu sais combien tu vas en gagner ?
— Trente-cinq mille livres [2] Environ 4 500 euros.
. Il paraît que c’était écrit dans le journal.
— Trente-cinq mille, oui, c’est bien.
— C’est énormément d’argent.
— En effet. Qu’est-ce que tu vas en faire ?
Moussa renifla et se moucha dans un vieux mouchoir. L’endroit était crasseux. Un chat miaulait dans un coin.
— Ma femme est malade. Le médecin a parlé d’un truc mauvais à la tête. L’argent, c’est pour son opération. Pour qu’elle vive.
— Combien coûte l’opération ?
— Vingt mille livres. J’en ai besoin. Sans ça, elle est morte, vous comprenez ?
— Ce que tu vas faire, c’est pour une bonne cause, Moussa.
Moussa compta sur ses doigts. Il avait déjà fait ce calcul plus tôt dans la journée, mais il avait oublié.
— Et en plus, il me restera quinze mille livres.
Samâane sourit puis lui palpa les épaules, les bras, le chahuta un peu.
— T’as quel âge ?
— Vingt-neuf ans.
— Parfait. Ce dont on discute, toi et moi, tu ne devras en parler à personne, pas même à tes proches, d’accord ? Ce n’est pas le genre de chose qu’on ébruite.
— C’est promis. Je veux l’argent, y’a que ça qui compte pour moi.
— Tu l’auras si tu fais tout ce qu’on te dit. T’as des questions ?
—o—
Paul Deveille se préparait pour son troisième voyage au Caire. Cette fois, son épouse Caroline l’accompagnait. Les visages étaient tendus, et tout en fermant les bagages, aucun n’avait envie de parler. Les jours à venir n’allaient pas être une partie de plaisir.
Neuilly/Charles de Gaulle demanda à leur chauffeur plus d’une heure de route, à cause des embouteillages. Quand ils furent installés en classe business, bien au calme dans leurs vastes fauteuils, Caroline adressa enfin la parole à son mari.
— Quand nous serons là-bas, je ne veux pas le voir, Paul. Tu iras seul. Pour moi, cet individu n’existe pas.
— J’avais bien compris, répondit-il tout aussi froidement.
— D’ailleurs, toi non plus, tu ne devrais pas aller à sa rencontre. On peut encore revenir en arrière et tout faire dans l’anonymat. Il suffit d’aller aux Philippines, en Inde ou en Chine. Ça serait beaucoup plus simple.
— Non. Je veux rester dans la légalité.
— Légalité ? Tu t’aveugles, chéri.
Paul la regarda curieusement, puis finit par sourire.
— Toi, tu resteras au Carlton, tu feras les boutiques, comme d’habitude. Dans quarante-huit heures, tout sera terminé et dans dix jours, nous serons de nouveau en France.
Quelques heures plus tard, les Deveille s’installaient dans l’une des plus belles chambres du grand hôtel de luxe. Paul passa à la banque. Il retira au guichet deux cent mille livres égyptiennes en argent liquide qui, ajouté aux quatre-vingt mille livres qu’il avait déjà sur lui, constituaient le dernier tiers qu’il lui restait à verser à ce Samâane. En tout, huit cent quarante mille livres.
Une pacotille pour une renaissance, à l’aube de ses cinquante ans.
Le plus dur allait être d’affronter le regard de ce pauvre garçon.
—o—
Moussa trouvait que Samâane avait une belle présence, avec ses yeux d’un gris félin, sa peau lisse qui sentait bon, et son superbe costume rayé. Il aimerait bien, un jour, réussir sa vie comme lui. Le jeune égyptien tortillait son mouchoir, les yeux baissés.
— Il n’y a pas de questions bêtes, Moussa, fit Samâane en constatant l’embarras de son interlocuteur. Allez, lance-toi, je t’écoute.
Moussa osa poser sa question. Après tout, Samâane avait compris qu’il n’était pas bien intelligent.
— Je sais pas bien ce que c’est, un rein. On va prendre le mien. Je crois pas que c’est dangereux, parce qu’on trouverait pas des annonces comme ça dans le journal. J’ai raison ?
— Tu as raison.
— Mais… Un rein, c’est pas comme le cœur au moins ?
Samâane l’observait fixement.
— Tu as deux reins. Ce sont des organes qui purgent le sang, qui le nettoient comme toi tu nettoies tes bouteilles de shampoings. L’un des deux reins travaille, et l’autre dort depuis que tu es né.
— Pourquoi on en a deux, alors ?
— Si celui qui fonctionne est un jour infecté, alors celui qui dort se réveille pour travailler lui aussi. Mais si on le laisse à l’intérieur de toi, le rein infecté va continuer à salir ton sang, si bien que très vite, tes deux reins vont être abîmés. Tu me comprends ?
Moussa signifia que oui. Samâane savait beaucoup mieux expliquer que le médecin qui parlait de la maladie d’Haniya.
— En réalité, tu vis donc depuis toujours avec un seul rein, l’autre ne sert à rien. Ce que va faire le médecin qui va t’opérer, c’est d’abord réveiller ton rein tout neuf grâce à ses produits très performants, puis enlever le rein déjà usé. C’est ce rein épuisé qu’on va donner à la personne qui en a besoin. Comme ça, tout le monde est gagnant. Tu vas sauver une vie. Tu es content ?
— Deux vies. Je sauverai aussi celle d’Haniya grâce à l’argent.
Samâane lui tapota chaleureusement sur l’épaule.
— C’est bien Moussa, c’est bien. Je vois que tu as tout compris.
Son regard devint soudain plus trouble, plus dur.
— Bon, maintenant, il faut que je t’explique autre chose. Alors, écoute-moi attentivement. On va te prélever un peu de sang, pour voir si tout va bien, si tu n’es pas malade. Tu ne te drogues pas, j’espère ?
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