En 1963, avec Gainsbourg confidentiel (et qui le reste), très jazz, il s’interroge : le raz-de-marée U.S. déferle sur la France et va s’installer pour un moment. Rock’n’roll ! Et période yé-yé. À Denise Glaser, au cours de l’un de ses « Discorama », en 1963, il s’inquiète de son âge : « Je me faisais du souci de ne jamais être dans “Salut les copains”. J’étais le vieux schnock. C’était dur. C’était très dur pour le moral. » À la déferlante yé-yé, il répondra par Le Temps des yoyos :
S’il me faut taire
Ma mélancolie
Pourquoi en faire
Une maladie…
Mais si tout change
Je n’ai pas changé.
Le message est on ne peut plus clair et l’artiste saisit la vague.
Avant la période France Gall, Gainsbourg signe un autre de ses grands standards, La Javanaise . Chanson subtile, très élaborée musicalement. Violons classiques et guitares électriques (arrangements de Harry Robinson) : c’est la préférée de l’auteur. « J’avoue j’en ai bavé pas vous »… avant d’engranger le blé des socquettes blanches. Il est sorti de sa période Rive gauche. Il est plus âgé que la Nouvelle Vague et, dans la France gaullienne des années soixante, il détonne avec son look plus anglo-saxon que français et sa tronche décalée.
Entre Antoine, Dutronc et Johnny, il ose Qui est in , qui est out ?. Puis en 1966 Docteur Jekyll et Mister Hyde , au son anglais. Ce qui différencie Gainsbourg des autres, c’est qu’il interprète des chansons ciselées par lui, paroles et musique. Il y a aussi un son Gainsbourg. Il a la chance dès ses débuts de savoir s’entourer des meilleurs arrangeurs. Alain Goraguer écrit, « à l’ancienne », une partition pour chaque instrument. Un orfèvre dont on reconnaît la signature comme on reconnaîtra celle, plus tard, sur Melody Nelson et L’Homme à tête de chou , de Jean-Claude Vannier, à qui l’on doit les fameuses valses de Melody. Sa vie durant, Gainsbourg a toujours su choisir les meilleurs musiciens, anticipant les modes, et il a su aussi emprunter aux meilleurs ce qui lui convenait.
Quelques hommages dissimulés ou non, quelle importance ? En vrac. Baby Alone in Babylone , mélodie d’une grande finesse : 3 emouvement de la IVe Symphonie de Brahms. Bébé gai , toujours interprété par Jane B., en 1974 : Rêves d’amour de Franz Liszt. Encore une de Jane post-Verneuil, Lost Song : Peer Gynt , suite n° 2, opus 22, de Grieg. Un petit cadeau pour Charlotte, Lemon Incest : opus 10, n° 3, en mi majeur, de Chopin. Sans oublier, mais comment l’oublier ? le refrain d’ Initials B. B ., extrait de la Symphonie du Nouveau Monde d’Anton Dvorák. Emprunts ? Citations ? Hommages ? Quelle importance ? Au hasard, les Aphrodite’s Child ont bien fait un tube avec le Canon de Pachelbel… Héritage paternel, réminiscences du fils d’un pianiste de bar, Lucien connaît ses classiques.
Côté textes, on peut aussi s’amuser à décrypter ici ou là des inspirations. Tenez, pour ne pas quitter Bardot, Harley Davidson :
La trépidation excitante des trains
Nous glisse des désirs dans la moelle des reins.
C’est du Alphonse Allais repris par Guillaume Apollinaire dans Les Onze Mille Verges. De toutes ces références, son public se moque, parfois même les ignore. Gainsbourg fait du Gainsbourg, basta !
Quand on apprécie Gainsbourg, comme je l’apprécie, il est difficile de privilégier tel ou tel morceau parmi toutes ses chansons, près de 500 au total. Chez lui, tout s’écoute, tout est plaisir et surprises. Mais voilà, il y a un Gainsbourg, tout de même, qui se détache ; après la période disons « Poinçonneur - Javanaise », il y a deux albums-concepts, Melody Nelson (1971) et L’Homme à tête de chou (1976), qui sonnent très anglo-saxon. Entre ces « disques-romans », peut-être les plus grands de toute son œuvre, s’intercalent deux 33-tours très singuliers. La pochette de Vu de l’extérieur (1973) montre Serge au milieu de photos de gorilles, de macaques et autres singes. Le titre phare, Je suis venu te dire que je m’en vais , très parnassien, annonce, prématurément, la rupture avec Jane. Et d’autres merveilles : Par hasard et pas rasé, Sensuelle et sans suite, Pamela Popo, Hippopodame , etc.
L’album Rock Around The Bunker rassemble des textes d’une finesse et d’un humour subtils, jamais douteux :
J’entends des voix off
Qui me disent Adolf
Tu cours à la catastrophe
Mais je me dis bof
Tout ça c’est du bluff
ou encore le délicieux S.S. in Uruguay , à siroter avec une paille :
Sous le soleil duraille
Les souvenirs m’assaillent
Aïe ! Aïe ! Aïe !
Il y a des couillonnes
Qui parlent d’extraditionne
Mais pour moi pas questionne
De payer l’additionne.
Des vannes rock sur fond d’imagerie naïve nazie : lui seul pouvait se le permettre.
Revenons, ou plutôt venons-en à L’Homme à tête de chou , album sans concession, où il utilise dans l’intro le talk-over pour la première fois, style qu’il reprendra par la suite et dont il fera même un « label Gainsbourg ». Il n’a pas son pareil pour poser ses mots sur sa musique. Tous les morceaux — paroles et musique — sont chiadés. Alan Hawkshaw dirige les arrangements. Il faudrait tout citer, il est difficile d’en choisir un extrait. Allez, au hasard, de mémoire :
Elle était entre deux macaques
Du genre festival à Woodstock
Et semblait une guitare rock
À deux jacks
L’un à son trou d’obus,
[l’autre à son trou de balle…
Et encore :
Un soupir au menthol
Ma débile mentale
Perdue en son exil
Physique et cérébral
Joue avec le métal
De son zip et l’atoll
De corail apparaît
Elle s’y coca-colle
Un doigt qui, en arrêt
Au bord de la corolle […]
Et ainsi de suite, à l’infini ou presque…
Ça vaut tous les romans qu’il n’a pas écrits, toutes les toiles qu’il n’a pas peintes. Quel complexe de créateur peut-on avoir quand on a écrit ces vers ? Qui d’autre que lui a eu cette audace ? Il fallait avoir son esprit et sa connaissance littéraires. Qui d’autre dans ce milieu du show-biz ? « Que des blaireaux ! » disait-il.
Un jour, donc, il croise, à deux pas de chez lui, dans la vitrine de la galerie Paul-Facchetti, ce fameux Homme à tête de chou , sculpture de Claude Lalanne. Hypnotisé, il reviendra le voir et le revoir jusqu’au jour où il l’acheta cash . « Au début, il m’a fait la gueule, ensuite il s’est dégelé et m’a raconté son histoire : journaliste à scandale tombé amoureux d’une shampouineuse assez chou pour le tromper avec des rockers. Il la tue à coups d’extincteur, sombre dans la folie et perd la tête qui devient chou… », précise-t-il, au moment de la sortie de l’album. Fort heureusement la critique, unanime, salue la performance de l’artiste. Mais, comme pour Melody , le public boude. Alors qu’aujourd’hui il est entré dans la légende pop-rock avec précisément ce L.P.
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