Mais c’est Dalida qu’il préfère naturellement . À Françoise Hardy, sur un audacieux exercice de style en « ex », le maître chanteur indique Comment te dire adieu . Alors Marianne Faithfull, l’ex-compagne de Mick Jagger, s’interroge entre Hier ou demain . Anna Karina prête non seulement son prénom, sa voix, mais aussi son physique dans Anna , une « télé-comédie musicale » avec Jean-Claude Brialy, réalisée par Pierre Koralnik. À cette occasion, l’égérie de Godard (Ah ! Pierrot le fou !) nous précise de sa voix cassée :
Sous le soleil exactement
Pas à côté, pas n’importe où.
Non, vraiment pas n’importe comment.
Et comment oublier le Pull marine tout déchiré au coude au fond de la piscine d’Isabelle Adjani, assorti d’un réel aveu de la star :
Et je n’aurai plus qu’à mettre des verres fumés
Pour montrer tout c’que j’veux cacher.
Après vous avoir mis L’Eau à la bouche (1964), passons à Brigitte Bardot, qui, la première, sut exalter la saveur des paroles de celui par qui un scandale arriverait trois ans plus tard : c’est, bien sûr, Je t’aime… moi non plus , première version, chantée par elle. L’histoire de ce titre emblématique se mêle à leur histoire d’amour tout court. Leur première rencontre remonte à 1959 sur le tournage d’un nanar, Voulez-vous danser avec moi ? . Gainsbourg ne dirait pas non, mais la star vient d’épouser Jacques Charrier. Il attendra 1963 pour lui composer L’Appareil à sous et Je me donne à qui me plaît . Un message ? Sans doute, mais B. B. ne se livre pas encore.
En attendant, il l’a fait souffler dans des Bubble Gum et prendre Les Omnibus . Pour un show télévisé de fin d’année, filmé par François Reichenbach, il lui fait échapper un chapelet d’onomatopées, lui colle une perruque brune, et elle de faire des bulles dans son Comic Strip . Look d’enfer : le corps glissé dans un justaucorps lilas, les jambes gainées en cuir, chaînettes d’or autour des cuisses et de la taille… Ce qui donnera :
Jusques en haut des cuisses
Elle est bottée
Et c’est comme un calice
À sa beauté.
Initials B. B.
Sublime. Il sait que Brigitte Bardot, dans la splendeur de ses trente ans, n’a besoin de personne puisqu’il lui fait chevaucher une Harley Davidson .
C’est au cours d’un de ces shows que la love affair avec Bardot prend corps. Est-ce durant la terrible histoire de Clyde Barrow et Bonnie ? Genèse de la chanson : « Je dîne avec Bardot et sciemment je me pète la gueule. Elle m’appelle le lendemain et me demande pourquoi j’ai fait ça. Moi, silence du genre “J’étais terrassé par ta beauté”. Elle me dit ceci : “Écris-moi la plus belle chanson d’amour.” Dans la nuit, j’ai écrit Bonnie and Clyde et Je t’aime… moi non plus … Je t’aime… moi non plus, parce que je ne peux pas dire je t’aime », confia-t-il. L’idylle fusionnelle dure trois mois. Sans savoir que la sortie de la première version — torride — de la chanson mettrait un terme à leur belle histoire. Le mari de Brigitte Bardot, Gunter Sachs, n’apprécia pas. Gainsbourg, en gentleman, fit passer au pilon tous les exemplaires du microsillon. Résultat : la presse en fait ses choux gras. Quand Jane l’interpréterait l’année d’après, le blé n’aurait qu’à lever… Derrière le scandale qui attira les foudres du Vatican, il y a une chanson d’une délicate poésie :
Comme la vague irrésolue…
Tu es la vague,
Moi, l’île nue…
L’amour physique est sans issue.
De ses nombreuses histoires d’amour, des histoires sensuelles et sans suite, Serge Gainsbourg a décidé de n’en inscrire que trois à son panthéon, les trois B : Bardot, Birkin, Bambou. Oubliée Élisabeth Levitsky, qui partagea les années bohèmes depuis les cours de peinture avec André Lhote jusqu’à ses débuts au cabaret Milord l’Arsouille. Pas assez photogénique. La deuxième femme dont il ne parle pas est Françoise Pancrazzi, fille d’un riche industriel, qu’il épousa en 1964. Ils eurent deux enfants, Natacha et Paul (né en 1968), juste avant de se séparer… Cette cellule ne réapparaîtra plus publiquement, comme par entente tacite. Après la belle et créative histoire avec Jane, il croisera dans une boîte de nuit, L’Élysée-Matignon, un jeune mannequin aux traits eurasiens, née au moment de ses premiers succès. Cette beauté frondeuse, c’est Caroline von Paulus, qu’il baptisera Bambou. « J’ai pas de famille et, depuis le temps que je le vois à la télé, je me disais que j’aimerais bien un papa comme lui. » Il l’entraînera d’ailleurs avec lui dans ses apparitions télévisées, lui offrira une jolie chanson qu’interprète Alain Chamfort :
Bambou voyage par la pensée
Elle est près de moi, mais m’a déjà quitté
Tous les silences de Bambou
Hurlent dans ma tête et me rendent fou.
Elle l’appelle « mon p’tit papa ». Il lui offre un enfant, le petit Lulu, né en janvier 1986. Serge en est dingue, il le fera même monter sur la scène du Zénith.
Pour Bambou, il écrit un album, Made in China , plutôt funky, où elle pleure le Yang-Tsé . L’accueil est réservé. Leur album de photos Bambou et les Poupées est un discret et bel hommage à l’artiste surréaliste Hans Bellmer.
L’autre grand amour de sa vie, c’est Charlotte. Il le déclarera, à sa manière, pudiquement et publiquement, avec Charlotte for Ever , un disque qu’il ajuste aux mesures de sa fille, et dans le film homonyme. Puis viennent la chanson et le clip Lemon Incest , qui flirtent avec l’interdit.
Que cherchait Gainsbourg : montrer un fantasme ou, encore une fois, faire couler l’encre des journaux ? Voilà, jusqu’à la fin, celui qui se trouvait laid aura eu toutes les plus belles filles à ses pieds, jusqu’à Vanessa Paradis pour qui l’orfèvre accepta d’ajuster ses textes sur les musiques d’un autre compositeur, Franck Langloff, qui créa Joe le taxi avec Étienne Roda-Gil. Comme s’il avait enfin découvert la Lolita qu’il avait cherchée toute sa vie.
Si vous passez devant le 5 bis, rue de Verneuil, votre regard ne manquera pas de se perdre dans la forêt de graffiti qui couvre la façade et parfois même celle des voisins. Des messages d’amour. On les efface, on donne un coup de peinture, ils finissent toujours par refleurir. Combien, dix ans, quinze ans, vingt ans après la disparition de l’idole ? Peu importe. Serge Gainsbourg reste à jamais présent dans le cœur de milliers (millions ?) d’admirateurs. Il ne possédait pas d’autre demeure que cet « hôtel particulier » du viie arrondissement. L’artiste l’a façonné à son image, et il est difficile d’imaginer ce décor, car il s’agit d’un véritable petit théâtre, sans lui. Un écrin créé à son image. Pour en apprécier toutes les subtilités, il convient d’ouvrir le roman de Joris-Karl Huysmans, À rebours : s’y tient tout entière la clef de son décorum. Il suffit de lire, ou de relire, ce bréviaire de l’esprit décadent, écrit à la fin du XIX esiècle, pour saisir la « Gainsbourg attitude ».
Son personnage, mais aussi son cadre de vie, doit beaucoup à des Esseintes, le héros kierkegaardien de Huysmans. Hanté par l’angoisse, il incarne toutes les névroses, les plaies et les inquiétudes d’un siècle finissant. Chez des Esseintes comme dans son adaptation gainsbourienne, il demeure un je-ne-sais-quoi de pathétique qui relève de la mélancolie, mais passons. Dans la légèreté de l’air des années soixante, il suffisait de peu pour épater la galerie.
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