L’esprit yé-yé dominait, et même si ces années-là allaient déboucher sur Mai-68 et ses conséquences, qui se souciait, dans le milieu du show-biz, des fantasmes du dandy huysmanien ? L’esthétique du romancier décadent avait beau s’écarter de l’« explosive beauté » de l’art — Huysmans la retrouverait plus tard dans la foi (il se convertit d’ailleurs à la paroisse Saint-Thomas-d’Aquin, l’église la plus proche de la rue de Verneuil), notre chanteur fut frappé par la prose de celui qui avait, lui, trouvé ses racines dans le René (1802) de Chateaubriand. Mais la création n’est qu’une longue et inépuisable chaîne, n’est-ce pas ?
Serge Gainsbourg possédait un exemplaire d’une édition ancienne d’ À rebours , usée, aux pages écornées à force d’avoir été lues et relues. C’était sa bible, son modèle et sa référence secrète. Il pouvait en réciter des passages par cœur à qui voulait l’écouter. Et parfois, lors de conversations, il lui venait certains mots, certaines expressions qui s’en échappaient directement. Evguénie Sokolov , son unique œuvre littéraire, à l’écriture ultrasophistiquée au point d’en devenir grotesque, est un caprice littéraire digne d’un des Esseintes, en partie empli par les obsessions de notre héros.
Evguénie Sokolov, c’est son des Esseintes à lui, son À rebour s. Diarrhée pompeuse, cette apologie du pet n’est qu’une curiosité style XIX e, totalement décalée à la fin du siècle suivant. La couverture de ce L.N.I. (livre non identifié) est noire. Noir : cette non-couleur est la préférée de Gainsbourg. Noir du tissu dont il tend les murs de son repaire de la rue de Verneuil. Noir dont il teinte son humour.
Citons Huysmans : « Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes ; peu lui importait même qu’elles fussent, aux lueurs du jour, insipides ou riches, car il ne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi, plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellement qu’au contact voisin de l’ombre ; il trouvait aussi une jouissance […] que connaissent les travailleurs attardés alors que, soulevant les rideaux des fenêtres, ils s’aperçoivent autour d’eux que tout est éteint, que tout est muet, que tout est mort. »
C’est de l’ambiance anthracite créée par des Esseintes à l’extérieur de sa maison pour fêter son retrait du monde et faire le deuil de la vie urbaine que s’inspire le dandy chanteur pour son intérieur : « Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte et rempli d’encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des candélabres où brûlaient des flammes vertes et par des chandeliers où flambaient des cierges. »
Quand Serge m’ouvrait sa porte, j’avais la désagréable sensation de pénétrer à l’intérieur d’un catafalque, impression très vite corrigée par l’humeur du maître des lieux, paradoxalement assez joyeuse, quoique teintée d’une sourde mélancolie. Cette sensation de s’introduire dans une chapelle se renforçait l’hiver, quand le maigre jour ne pénétrait même pas par l’unique fenêtre donnant sur l’étroite cour intérieure.
Ce rez-de-chaussée de forme oblongue rehaussé d’un étage, ce que Serge nommait son « hôtel particulier », comme dans Melody Nelson , n’était, en fait, qu’une ancienne boutique que son père Joseph Ginsburg avait découverte. Dans une lettre datée du 13 janvier 1968, celui-ci écrit : « Il y a quinze jours, je lui [à Serge] téléphone et je lui dis : “Si tu veux visiter une petite maison charmante, il faut le faire tout de suite. — Donne-moi l’adresse !” » Littéralement charmé, Serge appelle son père pour lui dire que la maison lui a plu et qu’il y retournera pour la visiter à la lumière du jour. Gainsbourg s’y rend avec Brigitte Bardot — peu de temps avant qu’elle ne parte pour tourner Shalako au sud de l’Espagne et qu’ils ne rompent. À la vue de la star, l’agent immobilier se serait exclamé devant les autres acheteurs potentiels : « C’est vendu ! C’est vendu ! »
Dans la foulée de l’acquisition, Serge Gainsbourg entreprit des travaux qui durèrent plus d’un an. Il a déjà une idée très précise de la transformation de sa maisonnette, et s’il fait appel à une décoratrice en vogue à l’époque, plutôt spécialisée dans le genre anglais, Andrée Higgins, c’est pour parfaire son écrin.
C’est elle qui, sachant se plier aux exigences de son client aux goûts bien définis, lui dégotta par exemple un singulier fauteuil de dentiste XIX e: « Je ne sais s’il avait des idées noires, mais il m’a demandé de lui faire la maison tout en noir, déclara-t-elle. Il voulait vivre dans un univers Bardot : il avait fait encadrer les photos sublimes, grandeur nature, signées Sam Levin, et dans le couloir menant à sa chambre, il avait projeté de disposer une série de photos plus petites, en noir et blanc, éclairées sous des angles inattendus. À l’arrivée de Jane, il les échangea pour des portraits de Marilyn. Il voulait même des abat-jour noirs et des voilages noirs aux fenêtres. » Et la décoratrice de poursuivre : « Je me souviens d’un coup de fil de son père me disant : “Serge est complètement fou, dites-lui de changer de couleur !” Il se laissa convaincre pour les rideaux, mais il fallut faire même les waters en noir… Un jour, il revient avec un lustre haut de deux mètres et me dit : “Il faudrait mettre ceci dans la salle de bains.” Je lui explique qu’il ne pourra plus accéder à la baignoire, et il me répond : “Aucune importance, de toute façon, je ne me lave jamais !” [1] Cité par Gilles Vernant, Gainsbourg , Albin Michel/ Rock & Folk , 1992.
»
Toutefois, son total décor en noir parsemé d’œuvres d’art, de bibelots et de photos ne doit pas tout au roman À rebours , il s’inspire aussi de l’appartement de Dalí, boulevard Saint-Germain, que l’artiste a découvert. Lors de l’un de nos premiers entretiens, pour Globe , en 1986, il me dit : « J’ai eu les clefs de l’appartement de Dalí par une gonzesse avec qui j’étais à la colle à l’époque, secrétaire à temps perdu du poète surréaliste Georges Hugnet, dont tous les initiés savent qu’il s’est fait par la suite démolir le portrait par Breton. J’entre dans un univers d’une ineffable beauté, puant le luxe à plein cul. Et là, j’ai tringlé la gamine comme un malade avec à mes pieds des Miró, des Ernst, des De Staël, des Rouault et des Picasso à tout-va. J’y ai passé quelques nuits sublimes, y découvrant le luxe et la splendeur. Déterminant pour mon goût du luxe, de l’absurde, et la forme future de mes appartements. Il y avait ce lit carré de trois mètres sur trois où je n’ai pas arrêté de tringler, et que j’ai fait refaire à l’identique. Cette chambre recouverte de toiles de maîtres non encadrées (la classe… !). Ce salon tout entier tapissé d’astrakan. Et tout était noir. C’est pour ça que c’est noir chez moi aussi, ça m’a marqué à vie. Cette salle de bains avec un drap tendu à l’ancienne sur la baignoire. Ces centaines de petits flacons et objets inutiles… J’avais dix-neuf ans. Je faisais de la peinture, et c’était hallucinant. »
À l’instar de son modèle Huysmans, il déclarerait désormais : « J’ai le culte de l’inutile. » Au point que le visiteur qui passait le seuil du 5 bis, rue de Verneuil, de plain-pied, avait le sentiment d’être soudain plongé dans le capharnaüm d’un antiquaire, au dallage vénitien — travertin clair et cabochons noirs — disposé suivant un agencement savant et codé.
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