À chaque disque, Gainsbourg se remet musicalement en question, à l’affût de nouvelles sonorités. Quand il choisit de bosser à Kingston, en Jamaïque, avec les rastas de Bob Marley, ce n’était pas gagné d’avance. Qui, en 1979, dans la France de Giscard, écoutait du reggae ? Aux armes et cætera est enregistré en six jours. « Six jours à 400 à l’heure ! » Pour la promo, il accompagne son album de ce texte : « Et je rêvais de Jamaïque, de sa musique sur laquelle si aisément on peut cracher ce que l’on a, instinctive, animale, pure et contestataire, violente, sensuelle et lancinante, si proche de l’Afrique, si loin du gris anglais et du bleu ciel de Nashville et L.A. […] »
Tempo reggae donc pour La Marseillaise , « chanson la plus sanglante de toute l’histoire », devenue chant universel. Avant d’acquérir le manuscrit original de Rouget de Lisle, un scandale éclate, déclenché par Le Figaro Magazine . Qui crie à l’outrage de l’hymne national, non sans quelques relents antisémites. Puis des paras tenteront de faire annuler son concert à Strasbourg. Voilà le provocateur provoqué. Gainsbourg répond, courageux, sur scène, poing levé. Au-delà de cette Marseillaise sauce reggae, le disque contient des merveilles ( Vieille canaille, Lola rastaquouère, Marilou reggae… ) et fait danser la nouvelle génération. Gainsbourg a gagné son pari, et ses tournées en France font salle comble.
Arrive maintenant le dernier Gainsbarre, celui des années quatre-vingt. En novembre 1981, il sort Mauvaises nouvelles des étoiles , titre emprunté au dessin de Paul Klee accroché au mur de son salon. Dans Ecce Homo , il prévient :
Eh ouais c’est moi Gainsbarre
On me retrouve au hasard
Des night-clubs et des bars
Américains, c’est bonnard.
Durant cette dernière période, celle où je l’ai rencontré, il est en état de dérision et de provocation permanent. Ce n’est plus Gainsbourg mais bien Gainsbarre. Et chacun sait que, quand Gainsbourg se barre, Gainsbarre se bourre… Il livre deux albums, Love on the Beat (1984) et You’re Under Arrest (1987). Pris à son propre piège, on le voit partout à la télévision, dans la presse, sur les radios ; il occupe les médias.
C’est devenu son passe-temps favori. C’est, plus que jamais, le temps des « 102 » et, toujours, de la Gitane sans filtre (jusqu’à cinq paquets de cigarettes par jour fumées au tiers) et de la provocation systématique. Bref, un peu beauf, avec ses blagues de comptoir et ses drogues autorisées. « Si je pratique la surenchère, c’est parce que je n’ai plus de temps à perdre », s’excuse-t-il. Passons sur les best of que la télé diffuse chaque année (le Pascal en flammes, Whitney Houston offusquée, etc.). Durant ces années-là, il renvoie une certaine image de la France, pays déjà un peu dépassé mais avec ses fulgurances, ses gloires anciennes, un brin de culture tout de même. Ses provocations étaient très françaises en fin de compte, dans ce pays qui sort des années Giscard et espère de Mitterrand.
Dans les années quatre-vingt, il triomphe au Casino de Paris, au Zénith. Il plaît aux nouvelles générations. Jamais Gainsbourg n’a goûté autant aux joies du succès. Devenu populaire, il appartient au patrimoine national. Il le sait. Un après-midi de 1986, il me dira : « Tu sais que tu as devant toi un mythe vivant ? » Que dire ? Un éclat de rire m’avait sauvé. Son public allume des milliers de briquets. Pudeur perdue, il ne retient pas ses larmes et chiale pour un oui, pour un non. Comment lui en vouloir ? C’était sa revanche à lui, le Juif immigré, le peintre raté, le papy des yé-yé… Nostalgie camarade. À la fin, épuisé, il confiait, en privé : « Je suis fragile et désabusé. J’ai tout eu et je n’ai rien. L’idée du bonheur m’est étrangère. Je ne cherche qu’une seule chose, la pureté de mon enfance. »
Il les a toutes fait chanter. Le don Juan cultivait l’érotomanie, mais pas la pornographie. Collectionneur, Gainsbourg épingla à son tableau de chasse les femmes comme l’auteur de Lolita , Vladimir Nabokov, les papillons. Son œil de chasseur impénitent savait repérer les plus beaux spécimens, côté ville comme côté scène. Entre deux albums personnels, il se fait tailleur pour dames, jeunes adolescentes, femmes mûres, inconnues ou stars. Il privilégia leur beauté à leur voix. Leurs murmures, il s’en charge, il n’a pas son égal pour faire chuchoter ou expirer ces dames. Il sait les faire s’abandonner et les soupirs l’inspirent. Après ses premiers succès, les plus sublimes, les plus renommées, les plus craquantes se tenaient prêtes à susurrer en studio, guidées par le maître expert en art mineur.
Il ne cessa tout au long de sa carrière de cultiver son personnage de tendre misogyne. En voici quelques perles : « Il faut prendre les femmes pour ce qu’elles ne sont pas et les laisser pour ce qu’elles sont » ; « Disons que, pour la femme, je suis un mâle nécessaire et, pour moi, elle est bien inutile… »
Dès ses premières chansons, il ose :
Bien sûr il n’est rien besoin de dire
À l’horizontale,
Mais on ne trouve plus rien à se dire
À la verticale.
Ce mortel ennui, 1958.
ou encore :
Dans tes yeux, je vois mes yeux
T’en as d’la chance
Ça t’donne des lueurs d’intelligence.
Indifférente, 1959.
Il confiait qu’il devait beaucoup à la gent féminine ; et cela, malgré une misogynie avouée. Et surtout, il était prêt à tout pour un bon mot, comme lorsqu’il appela Catherine Deneuve « d’occasion » après l’avoir fait chanter, comme les autres… Ce qui lui valut une fâcherie avec la star dont il était fier d’exhiber le télégramme d’explication — il est vrai que l’album s’intitulait Souviens-toi de m’oublier .
La première à ouvrir le bal des interprètes, dès 1958, se nomme Michèle Arnaud. Ça démarre fort avec La Femme des uns sous le corps des autres et Jeunes filles et vieux messieurs. On lui reproche ces titres, mais Gainsbourg n’est pas l’inventeur de l’adultère, non ? Juliette Gréco enchaîne en 1959 ( Il était une oie ). Suivent Catherine Sauvage, Gréco encore avec la première et magnifique Javanaise et un bijou, Les Petits Riens , avant d’arriver au phénomène France Gall. L’explication de ce parti pris est simple et mathématique : « Quand j’écris douze titres pour moi, deux passent à la radio ; quand je signe douze titres pour douze interprètes différents, les douze sont des succès », déclara-t-il à la présentatrice Denise Glaser, en 1966, à qui il fit une réplique restée fameuse : « J’ai retourné ma veste lorsque je me suis aperçu qu’elle était doublée de vison. »
France Gall, donc, à qui il conseille de ne pas écouter les idoles et de laisser tomber les filles . Une manière de participer au mythe yé-yé par le deuxième degré. C’est bien sûr d’abord Poupée de cire, poupée de son , qui obtient le Grand Prix de l’Eurovision en 1965, avant de goûter à la suavité perfide des Sucettes à l’anis. Puis il plonge Petula Clark dans La Gadoue , fait monter Mireille Darc en Hélicoptère , laisse à Nana Mouskouri ses Yeux pour pleurer , propose à Isabelle Aubret L’Amour à trois , fait trier à Régine Les P’tits Papiers avant de lui suggérer : Ouvre la bouche et ferme les yeux , alors que Valérie Lagrange fait La Guérilla , ce qui donne Boum Badaboum avec Minouche Barelli, Michèle Torr dit Non, à tous les garçons , Nico s’en tire par un Strip-tease .
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