F. M. — Il y a bien sûr des arts mineurs et des arts majeurs, qu’est-ce qui est le plus confortable, le talent ou le génie ?
S. G. — Pour l’intellect, c’est bien sûr l’art majeur. Un art majeur que j’ai effleuré, seulement par quelques phrases de mes lyrics . Des phrases peut-être perdues, mais tel est mon destin… Oh non, cela m’ennuie. Art mineur que j’aurais conquis. Art majeur que j’aurais raté… Je ne sais pas. Ce n’est vraiment pas mon problème.
F. M. — Mais si, mais si… Il me semble justement que ce soit votre problème… !
S. G. — Disons qu’avec cet art mineur qu’est le show-business, on est un tireur d’élite, et on a une réception immédiate des bénéfices. Et, en revanche, avec un art majeur, on est seul, on est visionnaire, on est fauchman, à moins que l’on ait droit au blé de quelque mécène, ce qui n’est plus de mise aujourd’hui.
F. M. — Tout ce que vous aimez dans l’art transparaît à travers ce que vous faites, le cinéma, la photo, la musique et la littérature…
S. G. — Il est évident qu’il y a des interférences. Si on s’en réfère aux cadrages, le 1/33 c’est le format figure, 1/66 le format paysage et le 1/85 c’est le format marine. Ce dernier format, on peut le mettre à la verticale, comme le faisait Lucas Cranach, l’un de ces maîtres qui me font bander parce qu’il savait jouer avec les courbes et les angles des nanas. Sur le plan de la mise en scène, on ne peut trouver plus rigoureux que la Vénus de Vélasquez. Elle montre son cul, mais dans un miroir on voit sa gueule. Magnifique. C’est un metteur en scène, bordel !
F. M. — Quels autres tableaux aimez-vous ?
S. G. — Bonjour Monsieur Courbet. Courbet est le premier à cerner et discerner l’univers des paysans. Avant lui, la peinture mettait en scène des aristos. L’Enterrement d’Ornans est une splendeur. Aujourd’hui, au Louvre, les blaireaux passent devant sans regarder. Enfin… J’aime aussi Géricault. Est-ce parce qu’il est un mal-aimé ?
F. M. — Ses portraits de fous dans les asiles nous prennent aux tripes…
S. G. — Bien dit, mon p’tit gars. Géricault est allé voir les cadavres dans les hôpitaux pour sentir la couleur des morts, des corps en décomposition en vue du Radeau de la Méduse . Une œuvre d’un romantisme exacerbé. Mais revenons à Courbet, ce qui m’a vraiment plu, c’est L’Atelier de l’artiste . Sur la droite de la toile, si l’on s’approche, j’ai pu toucher parce que je m’appelle Gainsbourg, je touche et je touche, eh bien, on sent du bout des doigts à côté de Baudelaire le corps d’une femme. Le lascar avait une maîtresse de couleur. À l’époque, ça avait fait scandale et on l’a obligé à l’effacer. Au couteau.
F. M. — C’est vrai, aujourd’hui on le voit aux rayons X. Mais au toucher c’est plus beau.
S. G. — Quant au Massacres de Scio de Delacroix, certains critiques ont dit : « C’est le massacre de la peinture. » Cette toile est grandissime, grandiose. Quand on s’en approche, on voit cette femme qui tient son enfant mort dans ses bras. Et là commence avant Turner et Whistler (eux, ils sont allés voir des scientifiques) la décomposition de la lumière. Maintenant, devant nos yeux blasés, cela paraît banal. C’est triste.
F. M. — C’était l’approche de l’Impressionnisme. Ce qu’il y a de plus beau dans cette toile, c’est l’orpheline au cimetière, qui est pour moi l’idéal féminin. Elle est sur la partie gauche de la toile, profil perdu, les cheveux tirés en arrière, et elle ressemble d’ailleurs un peu à Jane avec cet air dur et tendre à la fois.
S. G. — Why not…
F. M. — Quel est le plus grand peintre ? Des noms ?
S. G. — Un seul… Manet. Je suis un inconditionnel. Il a été le premier à supprimer les glacis et à cracher la purée.
F. M. — Son portrait de Mallarmé est une splendeur.
S. G. — Parenthèse. J’ai été au musée du Prado pour Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. C’est effrayant et sublime à la fois, je zyeutais des Ricains, et comme j’avais déjà le goût et les dégoûts de la dérision, je me suis agenouillé devant un radiateur et j’ai gueulé « superbe ! ». Et tous se sont penchés sur cette poésie de tuyauteries madrilènes.
F. M. — C’est une attitude dada, provocatrice, ça pourrait être celle de Picabia par exemple.
S. G. — Ah ! Picabia, j’achète. Picabia a une formulation sublime.
F. M. — Vous le citez d’ailleurs en exergue d’un de vos recueils de chansons : « Veuillez sucer, je vous prie, en lisant ces lignes, le jus d’une cerise. »
S. G. — Il a dit aussi : « Moi, monsieur, je me déguise en homme pour n’être rien. » Et : « Spinoza est le seul qui n’ait pas lu Spinoza. » Il y a encore quelques années, je regrettais d’avoir été trop jeune à l’époque du Dadaïsme. Sens de la dérision. Négation totale. À pisser dans ses frocs.
F. M. — Cynisme for ever …
S. G. — Non, non, pas toujours… Je pense à Giotto qui peignait en chialant. Moi je suis allé voir son Annonciation au Danemark. Ça crache, ça suinte la rigueur de la foi. On a perdu la foi et on a tout perdu. Nous ne serons même plus des monothéistes ni des polythéistes, nous ne serons que des païens. Je ne dirais même pas des athées. Peut-être le paganisme apportera-t-il quelque chose, un sang impur abreuvant nos sillons, mais j’en doute fort. Quand je vois les petits Primitifs dans les musées… Ils sont d’une telle fraîcheur, bordel ! Je sais pertinemment qu’ils broyaient leurs couleurs eux-mêmes avec du jaune d’œuf et des pigments. Mais, enfin, les matériaux n’expliquent pas tout, et surtout le génie. C’est à tomber raide. Les restaurateurs du Louvre ont plus de travail actuellement avec les Impressionnistes qu’avec les Primitifs. Quelle importance de se survivre ? Grotesque !
F. M. — Bien sûr, les Impressionnistes n’en avaient rien à faire.
S. G. — Exact… Ils s’en foutaient. Comme plus tard Juan Gris ou Francis Picabia collaient du papier journal sur la toile. Ils savaient pertinemment que vingt ans plus tard le papier ne tiendrait pas. On a demandé à un de ces lascars : « Pensez-vous que vous allez passer à la postérité ? » Réponse : « Et qu’est-ce que la postérité a fait pour moi ? » OK, coco, parlons chiffres. Qu’est-ce que passer à la postérité après deux milligrammes ou millilitres de foutre de vie, face à quinze milliards d’années-lumière… Alors où sera Jésus le petit clouté ? Cinquante ans, deux mille ans, trois mille ans. J’espère que le Saint Sébastien de Mantegna va rester parce que c’est la toile la plus belle que j’aie jamais vue. Il est fléché, harponné sous un chapeau aux feuilles d’acanthe. C’est un mort extatique. Quant à La Cène de Vinci, elle est ensevelie sous la boue de Florence.
F. M. — Alors pour vous c’est quoi la postérité ?
S. G. — Lulu, le p’tit Lulu.
F. M. — Non… Dites donc, vous n’allez pas vous en tirer comme ça, on n’a pas parlé de Vélasquez, ni de Goya…
S. G. — C’est étonnant combien il y a de génies dans la peinture espagnole. Vélasquez, hallucinant. Des naines et des malades, des tarées intégrales dans des robes sublimes, des roses, des laques de garance, des coloris à couper le souffle. Les visages sont atroces, les parures magnifiques. Ces infantes dégénérées acceptées par le roi d’Espagne… Quant à Goya, ce n’est pas un arrêt sur image, mais c’est vingt-quatre images/seconde quand je regarde ça. Ses fusillés, ça troue le cul… Et ce mec qui balance ses bras face caméra avec son overdose de plomb ( silence ). Dalí a dit quelque chose d’assez étonnant : « Picasso est espagnol, moi aussi, Picasso est un génie, moi aussi, Picasso est communiste, moi non plus. » Quand j’ai écrit Je t’aime … moi non plus , je ne savais pas que Dalí avait déjà balancé.
Читать дальше