Andrea attendait une réponse qui ne venait pas.
— Ton mari est parti ? dit-il enfin.
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Je veux lui parler.
— De quoi, du passé ? Ça changera quoi ?
— Ton capitaine travaillait pour la DINA, fit Stefano d’une voix monocorde, tu savais qu’il avait participé au Plan Condor ?
— Non… Non.
Elle non plus ne le quittait pas des yeux.
— Qu’est-ce que tu veux ? répéta Andrea.
— Savoir sur quelle affaire Schober travaille en ce moment.
— Pourquoi ?
— Réponds-moi, s’il te plaît.
Stefano avait les mains croisées sur son habit de travail. Elle comprit qu’il avait menti pour entrer dans la maison. Andrea remarqua la bosse sur son flanc droit — un revolver ?
— Alors ?
— Une affaire dans le Nord, répondit-elle.
— Où exactement ?
— À San Pedro. San Pedro d’Atacama…
— Le type qui l’accompagne, c’est qui ? reprit Stefano. Son garde du corps ?
— Et son chauffeur. Pourquoi ?
— Ils vont faire quoi là-bas ?
— Je ne sais pas, s’agaça-t-elle, une histoire de ventes de terrain… Ce n’est pas le premier voyage d’affaires qu’il fait là-bas.
— Du côté de San Pedro ?
— Oui.
Stefano acquiesça, le cerveau de nouveau opérationnel. L’avocat avait parlé d’une société d’extraction minière la veille au téléphone, que Schober venait de créer : Salar SA… Les ventes de terrain dont elle parlait devaient y être liées.
— Schober achète ces terres pour sa nouvelle société ?
— Je n’en sais rien, je te dis. Et je m’en fiche.
Andrea avait repris sa stature de femme mûre, tenant son châle d’une main ferme sur sa poitrine.
— Ton mari revient quand de voyage ?
— Après-demain… Pourquoi tu veux le voir ?
— Parce qu’il est impliqué dans plusieurs meurtres, annonça Stefano tout de go.
La bouche d’Andrea se pinça. Elle ne s’attendait pas à ça.
— Un ami cher a été assassiné par sa faute, un curé de Santiago, enchaîna Stefano d’une voix claire. C’est pour ça que je suis là : pas pour toi… Toi, tu n’es plus à moi depuis longtemps.
Andrea cherchait à restaurer la distance qu’elle n’aurait jamais dû céder mais le doute s’immisçait. L’attitude de Gustavo ces derniers jours, le cadeau oublié, le pressentiment qui le taraudait au moment de se quitter, les appels nocturnes sur sa ligne sécurisée : un mauvais coup se préparait, comme au temps de ses missions secrètes, qui n’avait rien à voir avec l’industrie maritime… Son regard s’échappa alors vers le jardin. Stefano se retourna d’instinct vers les fenêtres et vit quatre hommes armés qui remontaient l’allée à pied.
Il empoigna le pistolet qu’il cachait sous sa veste.
— C’est qui, souffla-t-il à Andrea, la sécurité ?
— Oui…
— Porfillo fait partie du lot ?
Elle opina nerveusement. Stefano se posta à la fenêtre. Déjà les hommes se déployaient autour de la maison. L’un d’eux avança à croupetons vers la tonnelle de la terrasse, en costard bordeaux et revolver à la main : Stefano brandit aussitôt le Parabellum et fit feu à travers la vitre, qui vola en éclats.
Touché au torse, Delmonte bascula contre les plantes grimpantes, tandis qu’une pluie de verre se répandait sur le teck. Stefano se tourna vers Andrea, qui retenait son souffle au milieu du salon.
— Où est l’autre entrée de la villa ? Réponds !
Il leva le P38 à hauteur de son visage, les yeux fous. Andrea fit un signe vers le hall.
Durán et Porfillo entraient par la buanderie quand une détonation retentit depuis l’aile ouest, suivie d’un bris de vitre. Delmonte était tombé le premier sur l’intrus. Porfillo entraîna Durán par la porte des domestiques. Aucun appel de Delmonte. Ils atteignirent le hall en visant les angles, braquèrent leurs armes vers l’escalier de bois peint et virent trop tard qu’ils étaient dans le champ de tir. Le Parabellum cracha des flammes depuis les marches : Porfillo appuyait sur la queue de détente lorsqu’un souffle brûlant emporta son doigt. Il jura en lâchant le Glock, qui glissa sur le marbre, et se jeta en arrière au moment où un second projectile allait lui pulvériser le crâne.
Le chef de la sécurité vit son arme au milieu du hall et son binôme reculer sous l’impact d’un feu rapproché. Durán étouffa un cri, touché deux fois à l’abdomen, et s’écroula, mort.
« Fils de pute ! » siffla Porfillo, la phalange de l’auriculaire emportée par la vitesse de l’acier. Il n’avait plus d’arme, une brûlure intense à sa main droite et du sang comme des petits cailloux répandus autour de lui. Une odeur de poudre flotta dans le grand hall de la villa, une odeur de mort. Il ne fallait pas rester là, déjà le tueur embusqué descendait les marches. Porfillo s’échappa sans se soucier des gouttelettes carmin qui couraient à sa suite.
Stefano entendit ses pas refluer vers la buanderie : il songea une seconde à se lancer à ses trousses mais il fit volte-face à l’instant où un autre homme débarquait dans la pièce, un grand rouquin à la peau claire. Carver pointa son pistolet vers l’escalier et tira sans trop viser. Une pluie de plâtre vola sur les stucs, deux balles qui ratèrent leur cible. Stefano fit feu. Carver appuya sur la détente puis un choc le plia en deux, comme un coup de poing à l’estomac ; il s’arc-bouta, une déflagration dans le ventre, tandis que son arme lui échappait. La douleur apparut aussitôt, exponentielle. Carver s’accroupit, le souffle court.
Le cadavre de Durán était étendu à terre et lui ne pouvait plus bouger. Il roula sur le marbre où s’écoulait déjà un sang vermeil.
Plâtre et poudre se dissipèrent, impondérables ; Stefano descendit la dernière marche de l’escalier, le cœur battant, agita le pistolet comme si une dernière cible mouvante pouvait surgir de nulle part, mais il n’y en avait plus… Plus que les gouttes rouges du quatrième homme qui filaient vers la buanderie. Il n’avait pas le temps de tergiverser : si les voisins étaient trop loin pour avoir entendu les coups de feu, Stefano avait cinq, peut-être sept minutes devant lui avant que d’autres gardes rappliquent… Le rouquin gisait à terre, les mains contre son abdomen qu’il couvait comme un objet précieux. Un Glock reposait à deux pas de là, qu’il ne pouvait plus atteindre. Stefano repoussa l’arme et s’accroupit pour fouiller ses poches. Rien.
Il jaugea le blessé, un gringo d’une cinquantaine d’années qui se tenait le ventre comme si ses intestins allaient jaillir. Stefano évalua la plaie sous ses mains rougies de sang.
— Tu as une sale blessure mais tu peux encore t’en tirer… (Il arma le Parabellum.) Maintenant, ou tu parles ou je t’achève.
L’homme peinait à déglutir.
— Tu entends ce que je te dis ?
Carver frémit malgré la douleur qui le clouait au sol. Le type aux cheveux blancs approcha le canon brûlant du P38 à deux centimètres de son œil.
— Tu es américain ?
— … Oui.
— C’est quoi ton rôle dans l’histoire ?
— Les… écoutes… L’informatique.
— C’est toi qui pistais Edwards ?
L’homme fit un signe affirmatif. Un spécialiste de l’espionnage, un hacker.
— C’est quoi ton nom ? Réponds !
— … Carver.
— L’autre type, celui qui s’est enfui, c’est qui ?
Des sueurs froides inondaient le visage du blessé.
— Porfillo… Le chef de la sécurité… du port…
Stefano avait à peine eu le temps de voir son visage.
— Schober, c’est lui qui organise le trafic de cocaïne ?
Carver acquiesça faiblement.
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