Un drapeau rouge claquait dans la brise quand l’ancien agent de la DINA atteignit la plage — baignade interdite toute l’année. Porfillo ne vit d’abord personne devant la mer, que de l’écume moutonnant à la traîne, avant d’apercevoir les deux hommes à l’ombre de la jetée : Carver, le hacker yankee, et Delmonte, du bureau des douanes, qu’il tenait à voir d’urgence et sans témoins. La thèse du suicide tenait toujours pour Edwards même s’il y avait un petit lieutenant teigneux sur l’affaire, la mise en scène de Carver aussi avait l’air de prendre (les flics avaient retrouvé l’ordinateur de Luis Villa branché sur un site pédophile près de sa dépouille : meurtre crapuleux, vengeance privée, la police attendrait d’en savoir plus avant de communiquer sur cette très mauvaise publicité), mais il y avait un problème qui concernait directement Oscar Delmonte : Daddy. Ou plutôt Alessandro Popper, son beau-frère et chef des carabiniers de La Victoria, un des intermédiaires chargés d’écouler la coke dans la capitale. D’après ses sbires, Popper avait disparu de la circulation.
— Comment ça, disparu ? grogna Delmonte.
— Son téléphone ne répond pas et on a retrouvé sa voiture calcinée sous un pont d’autoroute, expliqua Porfillo d’une voix rauque. Ouais, appuya-t-il devant le regard incrédule du douanier, Popper ne s’est pas présenté à son poste ce matin, personne ne sait où il est, ni sa femme ni ses hommes… En clair, ton beauf s’est volatilisé.
Delmonte sortit les mains des poches de son costard tape-à-l’œil, la mine contrariée. Près de lui, un mètre quatre-vingt-dix, poils roux et peau blanche, Carver ne disait rien. Il pouvait espionner plusieurs cibles à la fois, sous tous les supports électroniques imaginables, monter des coups tordus comme avec le petit flic pédé qui passait son temps sur des sites de rencontres, pas faire réapparaître des hommes de chair et d’os.
— Tu crois quoi ? demanda Delmonte, l’œil sombre.
— Que Popper s’est fait descendre.
— Par qui, putain ?!
— Je sais pas, fit Porfillo en grattant ses verrues. Les carabiniers ont lancé des recherches mais pour le moment ils n’ont aucun témoin. Ni piste.
— Un officier de police ne disparaît pas comme ça, merde ! jura Delmonte.
— Faut croire que si.
Carver se taisait toujours à l’ombre de la jetée — ces foutus Chiliens avaient un accent à couper au couteau. Le policier des douanes était furieux après son abruti de beau-frère, d’autant que c’est lui qui l’avait mis sur le coup. Le portable de Porfillo retentit alors dans la poche de sa veste. C’était Durán, depuis la plate-forme de surveillance.
— Quoi ?! aboya le chef de la sécurité.
— Il y a quelqu’un chez Schober, dit-il, un ouvrier de la voirie. Sa femme l’a laissé entrer mais le type est louche. J’ai vérifié : il n’y a pas de travaux en cours dans le secteur.
Stefano n’avait pas repéré de gardien à l’entrée de la villa, juste une caméra de surveillance et le sigle d’une agence de sécurité avec alarme et réponse armée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Son plan restait risqué. Il pouvait y avoir d’autres mouchards à l’intérieur de la maison, des chiens, voire un garde ou des employés de maison, comme celle qui venait de partir. Enfin, sauf dans le cas peu probable où la femme de Schober ne conduisait pas, le garage devait abriter une voiture : c’est avec elle que Stefano comptait ressortir de la propriété. La brune entrevue plus tôt au bras de Schober le suivrait, de gré ou de force…
Les palmiers prenaient le frais dans la brume du soir. Stefano se présenta à la lourde grille, revêtu des habits de travail achetés plus tôt dans une boutique du centre, la casquette enfoncée sur la tête. Braqueur de banques à l’époque du MIR, ce n’était pas la première fois qu’il se grimait. Ses mains étaient moites, le Parabellum coincé sous la veste blanche, chargé. Il sonna une nouvelle fois. Des bus hurlaient sur l’avenue de bord de mer, tout au bout de la rue en cul-de-sac ; on répondit enfin à l’interphone, une voix de femme qui s’avéra être celle de Mme Schober.
Stefano se fit passer pour un employé de la voirie : il y avait un problème d’écoulement des eaux dans le voisinage, une avarie dans les tuyauteries souterraines qui pouvait causer des dégâts dans tout le quartier…
— Vous devez avoir un bout du jardin inondé, non ? lança-t-il sous l’œil panoptique.
— Le jardinier n’est pas là, répondit la voix, repassez demain.
— Pas recommandé ! s’ingénia-t-il. Avec les infiltrations dans le secteur, il y a des risques d’éboulement ! C’est du sérieux, madame ! Si vous voulez, en cinq minutes c’est réglé !
Un moment hésitante, Andrea Schober consentit à le laisser entrer. Stefano baissa la tête sous la caméra de surveillance, passa la grille électrique et remonta l’allée en épiant les alentours. Pas de chien méchant patrouillant sous les frondaisons, ni de garde armé : la chance était avec lui. La femme de Schober attendait en haut des marches, un châle brodé sur les épaules. Stefano songeait à la meilleure façon de la convaincre de le suivre. Au pire il la bâillonnerait : Santiago n’était qu’à une heure et demie de route et personne ne les verrait entrer par la porte de service du Ciné Brazil. Son pas ralentit à mesure qu’il découvrait les traits d’Andrea Schober. Une jolie femme de soixante ans, ce n’était pas ça… Mais ce visage, ce regard… Stefano se liquéfia dans la lumière du crépuscule.
Il n’avait pas cherché à savoir ce qu’était devenue Manuela en rentrant d’exil : elle était là , sous ses yeux qui refusaient encore d’y croire.
Était-ce un rêve ?
Un mauvais rêve ?
Le bonheur de la savoir vivante ne dura pas. Car Stefano comprit la supercherie et tout espoir s’effondra : non seulement Manuela l’avait vendu à ses bourreaux de la Villa Grimaldi, mais l’officier en charge des prisonniers avait fait d’elle sa femme. Andrea Schober.
* * *
On demandait aux militants du MIR de tenir vingt-quatre heures s’ils venaient à être arrêtés. Affectée au groupe de protection du président, Manuela avait tenu. Puis elle avait parlé. Quand l’insupportable vous refuse le droit de mourir, tout le monde finit par parler. La souffrance physique et morale suintait de ses jeunes yeux, une faille indicible où les tortionnaires s’étaient engouffrés : il leur fallait des noms, des lieux de rendez-vous, les planques où se terraient ses compagnons, sous peine de redevenir un transfo électrique. Brisée, Manuela avait vendu son âme pour quelques promesses, pour que « ça » s’arrête.
Les détenues qui acceptaient de collaborer étaient regroupées dans une chambre de la Villa Grimaldi, une pièce avec de vrais lits jamais loin des lieux d’interrogatoire. Les murs n’étant pas épais, les cris des nouveaux arrivants finissaient de les terroriser. Manuela n’était pas seule, trois autres femmes partageaient la pièce. L’officier chargé de leur groupe venait les voir presque tous les jours, prenait des nouvelles de leur santé, parlait de l’avancement de leur dossier. Les détenues lui quémandaient des cigarettes, le droit d’envoyer et recevoir des lettres de leurs familles, mortes d’inquiétude après tout ce silence et la répression visible à chaque coin de rue. Le capitaine Sanz était fin psychologue, bel homme et plutôt conciliant avec les prisonnières : elles ne seraient plus torturées tant qu’elles restaient sous sa protection, elles pourraient même, sous l’œil de la censure, échanger des courriers avec leurs proches.
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