Par courage ou par lâcheté éthylique ? Parce qu’il était rentré chez lui ivre mort, qu’il avait vomi plutôt que de frapper sa femme ? Parce qu’il devait déverser ce qu’il avait sur le cœur et qu’il l’avait choisi lui, son seul ami ?
Edwards avait laissé un message sur le portable d’Esteban après sa dispute avec Vera : que lui avait-il dit au juste ? Tout ? La scène restait confuse dans son esprit. Dans tous les cas, il s’était comporté comme un imbécile, pas seulement envers son associé. Lui qui détestait le conflit, considérait la violence comme la forme de virilité la plus bête, il avait failli porter la main sur Vera. Sa propre femme. La prunelle de ses yeux, pour qui il se serait damné… Était-il devenu fou ?
Edwards culpabilisait, vaseux, s’en voulait à mort, moins pour Esteban que pour Vera. Bien sûr que sa femme le trompait : comment, en faisant si peu l’amour, aurait-elle pu se satisfaire de lui ? Comment aurait-il pu lui faire des enfants ? La torture subie par sa mère avait dézingué sa libido, comme si un océan d’amour amniotique et un océan de douleur s’étaient mélangés en lui, des vagues aux courants contradictoires qui l’avaient brassé menu. Un combat intérieur vieux de quarante ans l’empêchait d’aimer, voilà la vérité, et si ce n’était pas la vérité, il trouverait. Ils trouveraient ensemble. Il irait voir un psy comme elle le lui avait suggéré, quelqu’un qui s’occuperait de sa douleur et l’aiderait à vivre. À revivre.
Le retour de la garden-party avait été un enfer, mais ce matin Edwards aimait sa femme plus que jamais.
Il prépara son petit déjeuner préféré, des œufs brouillés avec des copeaux de parmesan, un yaourt au soja, du thé vert et une salade de fruits rouges. Vera comprendrait qu’il n’était pas dans son état normal la veille. Il ne lui dirait pas pourquoi, ni ce que la présence de Schober à la réception avait remué en lui, mais il se battrait pour récupérer l’amour de Vera. Il était prêt à passer l’éponge sur son amant, tant qu’elle ne le revoyait plus : voilà ce qu’il lui dirait. Il lui apporterait son petit déjeuner au lit, comme avant, avec quelques mots doux et des excuses au kilo pour se faire pardonner. Ils reprendraient leur histoire là où elle avait commencé à se déliter, et il jurerait qu’ils seraient de nouveau heureux.
Edwards ne se demanda pas pourquoi Esteban ne rappelait pas. Vera apparut à la porte de la cuisine, les yeux en meurtrière pour repousser l’assaut du soleil.
— Bonjour, chérie, lança-t-il d’une voix amicale. J’ai préparé le petit déjeuner, si tu veux…
Edwards tentait de sourire. Ses boucles brunes tombant sur ses épaules, ses longs yeux bruns, elle était tout ce qu’il pouvait perdre.
— Je voulais te dire, pour hier soir…
Vera ne lui laissa pas le temps d’être pathétique.
— Je m’en vais, dit-elle sans préambule.
— …
— Je pars chez une amie.
Edwards oublia ses toasts, vit les chaussures à ses pieds et le sac qu’elle portait à l’épaule.
— N’essaie pas de me retenir, dit-elle devant sa mine cireuse. J’ai réfléchi cette nuit pendant que tu cuvais… Ça ne peut plus durer : je ne veux plus.
— Écoute, Vera, je m’excuse pour hier soir, s’empressa Edwards. Je suis désolé. Sincèrement. J’avais des choses à te dire et je m’y suis mal pris. J’ai l’esprit confus depuis des jours et…
— C’est trop tard, coupa-t-elle, glaciale. Je pars, le temps de faire le point.
— Le point sur qui ? rebondit-il. Nous ou lui ?
— Je vais chez une amie, pas ailleurs… De toute façon, ce n’est pas pour ça que je pars.
— Pourquoi alors ?
— C’est ce que je veux savoir, répondit Vera d’un air décidé. Sans doute que ça prendra du temps. Je n’aime pas ce qu’on est devenus, ajouta-t-elle. Ce n’est pas ce qu’on s’était dit. Il faut que je respire, Edwards, qu’on sorte de cette spirale… Il faut que je sache si je t’aime encore.
— Je t’aime, moi, je t’aime.
— Eh bien moi non, lâcha-t-elle. Pas après ce qui s’est passé hier soir.
— Je m’excuse, Vera, j’avais trop bu, je ne savais plus ce que je disais…
Il avança vers elle, qui d’instinct recula.
— Laisse-moi, dit-elle en le fixant.
— Il faut que je te parle, je t’en prie.
— C’est trop tard, Edwards. Je t’appellerai… plus tard… Au revoir.
Vera se détourna pour éviter son regard et s’éclipsa aussitôt, son sac à l’épaule. Edwards ne fit pas un geste pour retenir sa femme : il était dévasté…
Les oiseaux ne chantaient plus dans le jardin. Ni la pendule au-dessus du vaisselier, ni rien. Combien de temps resta-t-il prostré ? Les œufs brouillés qu’il avait préparés pour elle étaient froids, stupides dans leur poêle, le soleil comme une offense sur le mur jaune de la cuisine. Edwards se sentait amputé de la meilleure partie de lui-même, la seule en laquelle il croyait.
La sonnette de la grille le fit sursauter… Vera ? Qui d’autre ? Il se précipita vers l’interphone le cœur battant la chamade, déchanta vite : ce n’était pas sa femme mais un inspecteur de police, qui voulait lui parler au sujet d’un cambriolage survenu cette nuit dans le quartier.
* * *
Porfillo avait choisi Durán pour l’épauler dans l’opération sauve-qui-peut, un dur de trente ans son cadet qui travaillait sous ses ordres à la sécurité du port et savait la boucler. Delmonte était déjà parti retrouver Carver, qui attendait le feu vert pour nettoyer les ordinateurs du fiscaliste. Partis de Valparaiso à bord d’une berline aux vitres teintées équipée de fausses plaques, Porfillo et Durán étaient arrivés à Las Condes aux premières lueurs du jour avec un plan — provoquer un accrochage sitôt qu’Edwards passerait le portail de sa maison, l’embarquer avec sa voiture via un protocole maîtrisé — mais en quittant la propriété tôt le matin, la femme de l’avocat leur facilitait la tâche…
L’avocat avait gobé leur baratin à la grille. Il attendait devant la maison, vêtu d’un simple jean et d’un tee-shirt blanc, pas très en forme à en croire les traits tirés de son visage ; l’effet de sa cuite sans doute. Il fit une drôle de tête en voyant la berline se garer le long des rosiers en fleur. Le temps de réaliser qu’il ne s’agissait pas d’une voiture de flics, c’était trop tard. Durán sortit le premier, aussitôt suivi de Porfillo. Edwards eut un geste de recul en reconnaissant l’émissaire de Schober.
— Un mot et tu es mort, menaça le chef de la sécurité tandis que Durán contournait la cible.
Un Glock pointait sur son ventre.
— Hé, du calme ! tempéra Edwards.
Il levait ses paumes en signe de soumission mais Durán l’empoigna violemment et lui fit une clé de bras.
— Putain, qu’est-ce que vous faites ?!
— Ta gueule, on t’a dit, feula Durán à son oreille.
La jeune brute l’immobilisait, la tête inclinée vers le sol, et la douleur lui remontait jusqu’aux cervicales. Il voulut se libérer mais Porfillo était déjà sur lui : Edwards sentit une piqûre dans son cou, un liquide chaud s’écouler, et son esprit chanceler. Les branches des arbres basculèrent à toute vitesse avant qu’il ne s’écroule. Durán accompagna le corps de l’avocat à terre. Tout s’était déroulé en quelques secondes, sans témoins.
— Récupère la bande de la caméra à l’entrée pendant que je le mets dans la voiture, ordonna Porfillo, grouille.
Edwards reposait à l’arrière de la berline, inconscient, quand ils reçurent l’appel de Carver : il venait de géolocaliser le portable de Roz-Tagle, une adresse à Bellavista.
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