Catalina essuya ses mains sur sa robe, mouillées de peur.
Car la rumeur grossissait.
Elle enflait, énigmatique baudruche, renversant les brumes et les branches mortes qui craquaient à leur approche. L’obscurité les rendait encore invisibles mais ils approchaient, venant de la plaine : les derniers rescapés.
Ils arrivaient par groupes isolés, solitudes aimantées à la pelle qui s’aventuraient à découvert, comme répondant à un appel secret et mystérieux. Mais la peur qui les précédait empestait, elle débordait les herbes et les collines, une peur de mygale, défiant l’apesanteur…
Catalina et le Colosse s’accroupirent.
Les derniers rescapés approchaient du point d’eau, chassés et méfiants du monde : c’est qu’on les avait jetés misérables sur les routes, les premiers à la traque, c’était miracle qu’il en restât encore. Ils s’observaient de loin, sur leurs gardes, mais l’étendue de savane semblait si vide, et la lueur intermittente de la lune si sûre alliée qu’ils finirent par vaincre leur terreur.
Catalina et son Colosse cette fois n’eurent pas à se cacher : aucun des rescapés ne fit attention à eux, comme si elle ne sentait rien sous sa robe à fleurs.
Le point d’eau n’était plus qu’à quelques mètres, ils marchaient en rangs si serrés qu’ils se touchaient presque, une transhumance qui se pressait, tout empêtrés de boue. La terre était molle à cet endroit, on s’y enfonçait par coudée, d’ailleurs les premiers arrivés avaient disparu sous les suivants… et il en venait encore, qui se marchaient dessus sans vergogne, pour ça la misère ne faisait pas de quartier, des chiens grattant à la porte… à se désosser pour les miettes… des vieux bouts d’hommes.
Le visage du Colosse était sombre, et l’effet des astres n’y était pour rien :
— C’est un piège…
En s’approchant, on pouvait voir le fleuve qui serpentait depuis l’autre bout de la forêt, un cours desséché s’en allant par plaques, le fleuve lépreux…
— C’est un piège, répéta-t-elle.
Car ils coulaient les capitaux, ils déboulaient au point d’eau à grands tourbillons ; les plus noyés flottaient sur le dos, le ventre gonflé comme des mines à la surface, des capitaux qui avaient capitulé et s’en allaient au bouillon, certains avaient trop compté sur les autres, ou s’étaient rendu compte trop tard, des capitaux flottants sans queue ni tête qui n’appartenaient plus à personne depuis longtemps, mais coupaient quand même encore, comme des couteaux.
Au fil du fleuve ils s’étaient échoués là, au milieu de la plaine herbeuse où les rescapés accouraient, s’embourbant empilés. Ils eurent beau agiter leurs cartilages, rappeler qu’ils avaient payé pour ça, ils s’enfonçaient mouvant, pataugeoire mortelle, au milieu des débattants. La boue leur recouvrit bientôt la bouche, de sorte qu’on ne les entendit plus crier. Leurs mains remuaient encore, tentant en vain d’atteindre le point d’eau.
Les plus vaillants tentèrent une dernière sortie, un baroud d’honneur d’espèce pathétique : la boue les engloutit à leur tour, complètement.
Ne flottaient plus à la surface que les capitaux, poissons crevés.
On les avait pressés
Compressés
Essorés
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’enveloppe.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il soupira tristement, et la tint contre lui.
— C’est le monde qui fuit, Catalina…
Oui, le monde fuyait, par tous les bords, la matière en était toute suicidée.
— Il ne reste que nous deux maintenant, dit-elle. Et les éléments… Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas mourir…
Le Colosse leva la tête. Il vit le vent éparpiller les nuages-chevaux, et la lune au loin comme une mère attentive. Ils se dirigeaient vers la mer de sel : la mer de sel au bord du monde.
— Non, la rassura-t-il. Nous ne mourrons pas, pas maintenant.
Catalina fit semblant de le croire : son Colosse était si serein, presque lumineux. Elle prit sa main de fer dans la sienne, et suivit les nuages qui déjà gravissaient les derniers vestiges d’inhumanité.
* * *
Chapitre dernier : sans eau au crépuscule.
Ses yeux de glacier bleu se reflétaient dans les plaques de sel, fissurées jusqu’à l’horizon. Le Colosse stoppa là, Catalina dans sa main. Ils ne s’étaient pas lâchés du chemin, sûrs autrement de se perdre. Les derniers rayons du soleil caressaient l’océan immaculé. Des teintes rose sang.
— C’est beau, dit-il.
— Oui… C’est la fin.
Il n’y avait plus d’eau. Plus rien. Le Colosse sourit et serra fort sa main. Ils ne savaient pas ce qu’il y avait après le bord du monde, s’ils mourraient ensemble ou pas, mais ils étaient les derniers. Et ils s’aimeraient quand même, parce que c’était l’éternité.
Alors, pour se donner du courage, Catalina lui chanta une dernière chanson…
Le vent hurlait dans la décapotable quand Gabriela referma le carnet Moleskine.
Esteban fixait toujours la route, absorbé par les lignes blanches qu’il avalait pied au plancher : cent soixante-dix au compteur du bolide anglais. Les Andes émergeaient des brumes, elle d’un rêve étrange — L’Infini cassé … Un conte macabre, désespéré, qui lui laissait un goût de fer. Gabriela ne s’attendait pas à ça. De quoi était fait cet homme ? Pourquoi lui avoir caché qu’il écrivait ? Pourquoi lui avait-il parlé de Víctor Jara au restaurant ? Un camion passa à reculons, ébranlant la carrosserie dans un souffle mortel. Les mains d’Esteban tremblaient sous la pression du moteur lancé à plein régime. Gabriela dut se pencher pour se faire entendre au milieu du vacarme.
— Il manque la fin de ton histoire, lui lança-t-elle, la chanson de Catalina !
Il ne répondit pas, concentré derrière ses lunettes noires, comme si tous ces événements suivaient leur propre logique. Gabriela serra le livre d’Esteban entre ses mains. Elle ne savait pas si leur rencontre était une nouvelle épreuve initiatique sur le chemin de la machi , s’il avait aimé une femme nommée Catalina, si le Colosse de L’Infini cassé était un avatar de Víctor Jara ou de lui-même, si ce roman inachevé était son testament littéraire, le produit d’une extase mystique ou quelque fulgurance d’un esprit égaré : ses cheveux tourbillonnaient dans l’habitacle et Santiago émergeait tout au fond du brouillard.
— En tout cas ça me plaît, lâcha-t-elle au vent, ça me plaît beaucoup !
La décapotable ralentit imperceptiblement sur la ligne droite, cent cinquante, cent quarante… Esteban croisa le regard de la jeune Mapuche, son cou gracile, la ligne si parfaite de sa clavicule sous sa robe fripée.
— Toi aussi, Gab, dit-il, beaucoup…
Sa main caressa sa joue, une seconde magnétique. Gabriela frissonna sur le siège tandis qu’Esteban remettait la gomme — maintenant c’était sûr, elle était amoureuse de lui.
Un enfer. Edwards s’était réveillé aux premières lueurs du jour sur le canapé du bureau, assoiffé par l’alcool bu la veille, suant la tourbe et le dégoût de lui-même. La peau d’un autre lui collait, une honte poisseuse.
Il avait pris une douche et deux aspirines en se levant mais ses paupières étaient enflées, le mal de tête tenace. Ses mains erraient sans but au bout de ses bras, les réminiscences de cette nuit horrible remontaient à la surface et Edwards n’en finissait plus de se maudire : la situation était suffisamment difficile, pourquoi avait-il mêlé Esteban à ça ?
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