Joe émit un bruit de chaudière depuis ses énormes narines. Fitzgerald observa la scène : les petites frappes restaient tapies dans l’ombre, Lamotta suait sous les spots de leurs regards, l’humain sentait le rance, la frime, la bêtise crasse. Enfin, le Maori fit craquer ses phalanges boudinées, l’œil jaune dans celui, brûlant, du flic attablé face à lui.
— Carol Panuula… posa Jack en guise de préambule.
Joe gloussa en retour :
— Connais pas.
Fitzgerald tira une sorte de pénalité sous la table. Lamotta s’affaissa : son genou gauche n’était pas un ballon. Il serra les dents et avoua dans un grognement mêlé de houblon :
— La fille retrouvée morte. Elle faisait le tapin mais j’ai rien à voir là-dedans.
— Qui t’a, disons, préconisé de ne pas te mêler de ça ?
— Connais pas ce mot. Mais si tu veux dire par là qu’on m’a forcé la main pour laisser la gamine tranquille, tu te trompes. Elle rapportait peu, c’est tout.
Cet imbécile voulait garder la face devant son public. Jack fit son petit numéro.
— Tu te fous de moi encore une fois et je t’humilie devant tes amis. Maintenant écoute-moi bien, Lamotta : ici, j’ai tous les droits. Même celui de t’embarquer. J’attends. Tu as une seconde. Ton temps est passé. Alors ?
Lamotta sentit le danger. Une seconde de plus et il pourrait dire adieu à ses dents de devant, ses préférées.
— Deux types sont venus un soir.
— Quand ?
— Il y a cinq mois environ.
— Signalement.
— Ils m’ont chopé dans une ruelle sombre, et ils portaient des cagoules.
— Quel genre de cagoules ?
— Kaki. On aurait dit des trucs de l’armée. Depuis le temps, je suis pas sûr.
— Et alors ? Ils t’en ont prêté une et vous avez joué à colin-maillard entre crapules ?
— Heu, non… Non. Ils m’ont chopé par-derrière avant de me passer à tabac, rectifia Joe Lamotta en insistant sur le « par-derrière », fierté oblige.
— Alors comme ça, on te manque de respect ?
Jack élabora une moue très impressionnée.
— Ces types ne rigolaient pas, assura le gros Maori. Ils m’ont même enfoncé un flingue dans le nez. J’ai pas pu me moucher pendant une semaine.
— Quel genre de flingue ?
— Je sais pas, j’arrivais pas à faire la mise au point d’aussi près.
En un éclair, Jack dégaina son .38 et le planta dans le nez du truand :
— Un comme ça ?
Les yeux du souteneur louchèrent sur le canon. Il bredouilla :
— Oui… Oui. Ça ressemblait à un .38. Mais pas sûr.
— Une idée de ces types ?
— Aucune. Un grand costaud, une sorte de géant qui grognait, et un râblé, plus petit. C’est lui qui parlait.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit au juste ?
— De laisser Carol tranquille, sans quoi on me retrouverait dans la baie avec une torche enflammée dans le cul.
— C’est tout ?
— C’est tout. Dans ces moments-là, on comprend vite. Et j’ai compris qu’il ne fallait pas jouer les cadors avec ce genre de type.
— Le bel euphémisme…
— Connais pas non plus ce type-là.
— Tu le fais exprès ?
— Non, je t’assure, Fitz.
La sueur perlait sur son front bosselé.
— Et en ce qui concerne Carol ? reprit l’officier en rengainant son arme.
— Rien de précis. Tout le monde la laissait faire sa petite affaire.
— Ses clients ?
Lamotta fit la moue.
— Des autochtones. Surtout des Blancs…
— Un de ces types peut avoir fait le coup ?
— Pense pas.
— Pourquoi ?
— Comme ça… Depuis le temps, je reconnais les tarés…
Peut-être mais Lamotta avait toujours peur : Jack le devina à la lueur morte de ses prunelles.
— Depuis combien de temps Carol tapinait-elle ?
— Six mois environ. Elle venait un soir sur deux. Et puis un soir, elle est plus venue du tout…
Son front semblait maintenant pleurer de sueur. Le mâle était solide mais la peur liquide.
— Je trouve que tu as laissé tomber bien vite l’affaire avec Carol, siffla Jack en faisant celui qui pesait le pour et le contre. Jamais personne n’a marché sur tes plates-bandes. Pourquoi tu n’as pas cherché à éliminer ces types ? Tu l’as déjà fait avec d’autres…
— C’était des tueurs professionnels, assura Lamotta.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— La façon dont ils m’ont alpagué.
— Tu mens.
L’ancien boxeur eut un geste de panique, presque indicible. Une mauvaise esquive. Le policier passa à l’attaque. Sa voix devint vraiment frigorifique :
— Maintenant, mon gros, tu vas me raconter tout ce que tu sais. Qui étaient ces types ?
— Je sais pas, gloussa le Maori.
Mais ça sentait le baratin à plein nez. La confusion grimpait au visage de Lamotta : Fitz le tenait.
Une sorte de gong inopiné sauva l’ancien boxeur du K.-O. psychologique.
— Dis donc, flicaille, qu’est-ce que tu fous là ?
C’était tellement bête que Jack se retourna pour voir quelles babines avaient régurgité tout ça.
Un grand gars dans les vingt ans gonflait ses épaules, le coude posé contre le comptoir. Il avait l’œil éméché du type qui cogne sur tout ce qui bouge à la recherche de son identité. Sur ses bras découverts, un tatouage insolite.
— Tais-toi ! C’est Fitz, le chef de la police ! souffla la voix du patron dans son dos.
Mais Bunce tenait absolument à amortir son tout nouveau mètre quatre-vingt-dix. Et derrière lui, trois jeunes Maoris roulaient ce qu’ils croyaient être des mécaniques bien huilées.
— Retourne chez toi, rétorqua Fitzgerald sans un vrai regard pour celui qui se considérait comme chef de bande.
Lamotta cherchait des yeux une porte de sortie. Jack voulut le retenir mais Bunce attrapa le bâton de guerre maori que venait de lui lancer un de ses acolytes. Il commença à agiter son arme sculptée dans l’aire de la pièce. Les pieds de chaise roulèrent sur le sol, deux filles se réfugièrent derrière le comptoir. Les autres gosses bombaient le torse sous leur tee-shirt sans manches. Le patron retint son souffle : la licence de son bouge allait se jouer dans la minute.
— Viens ! menaça Bunce entre deux incantations à peu près incompréhensibles.
— Toi, tu bouges pas ! grogna Fitzgerald à l’adresse de Lamotta.
Mais un vent violent soufflait sur lui : Jack eut à peine le temps de baisser la tête. Le bâton percuta le haut de son crâne et ripa sur le cuir, arrachant au passage une mèche de cheveux et deux larmes de sang. Petit chagrin.
Abasourdi, le policier plia l’échine. Sous les encouragements de ses sbires, le jeune Maori sentit la proie à sa merci. Il attaqua de nouveau.
Au début de la trajectoire, il y eut un bruit suspect — celui d’un flingue qu’on arrache du holster.
Au milieu du mouvement, celui d’un chien qui se tire. Un bruit mécanique, terrifiant.
Une détonation claqua avant la fin du mouvement.
Cri, poudre, fumée, silence, puis geignement.
Les clients retinrent leur souffle : le .38 de Jack pointait le reste de la bande et quelque chose leur disait qu’il avait hâte que ça recommence.
Les gosses hésitaient : au bout d’une Doc Martens usagée gisait Bunce, une balle dans le pied. Les trois Maoris échangèrent un regard flottant. Jack brandit son arme bien distinctement. Son index dansait sur la détente.
— Tu ne tireras pas : trop de témoins, s’esclaffa le plus malin, avec une paire de bras disproportionnés pour sa taille.
Fitzgerald eut une subite bouffée de chaleur. Un peu de sang coulait de son front mais la douleur n’existait pas : pas celle-là. Car l’espace d’un instant, il crut voir les assassins de sa femme, et aussi ceux de sa fille. Des assassins par procuration. Comme ces types, là, qui avançaient vers lui…
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