Helen fut donc pour lui l’être providentiel. Plus âgée, elle aussi marquée par les aléas de la vie et ses injustices (ce qu’on appelle volontiers de la fatalité, histoire de renoncer au combat), la femme de ménage devint sa seule confidente. Fitzgerald parlait peu, et surtout pas d’amour, mais Helen savait déchiffrer les mots perdus dans la tristesse et la laideur de cette vitalité écrasée. Ils se côtoyèrent en dehors des heures de ménage, allaient ensemble aux rares manifestations locales et s’affichaient parfois en public. C’était certes sans amour mais non sans tendresse.
Enfin, pour couper court aux racontars qui circulaient dans leur dos, ils finirent par coucher ensemble. Ce fut une drôle de nuit où ils avaient un peu bu. Pour des raisons différentes, ils avaient besoin de courage. Leur dernier véritable acte d’amour commençait à dater : Jack s’était toujours contenté de rapports succincts avec des filles du bureau. Qu’elles soient mariées ou non, ces femmes avaient de l’énergie à revendre mais peu de cœur.
Helen n’était faite que de ça. Pourtant, son parcours amoureux ne fut qu’une succession d’échecs cuisants. Après la mort de son mari, elle s’était éprise d’un Maori plus jeune qu’elle, un homme violent qui lui avait tout promis, fier d’avoir attrapé une Blanche. Deux ans plus tard, il la battait régulièrement. Femme de caractère, Helen s’était enfuie sous les menaces, elles non plus jamais tenues. Après quoi elle refusa de vivre avec des hommes et restreignit sa libido à des actes d’humiliation, quelques coucheries hâtives sur les banquettes des voitures à la sortie des boîtes pour gens de son âge. C’était dégradant et sans joie : Helen avait pourtant dépassé le stade post-adolescent où le nombre de conquêtes supplée la qualité du cheptel — et la durée de sa relation.
D’une certaine manière, Jack était tombé au bon moment. Il se montrait simple, direct, loyal et sans espoir. Helen s’y était attachée comme on s’attache à un objet convoité qu’on ne possédera jamais. D’ailleurs, Jack ne lui cachait aucune de ses aventures, de plus en plus rares il est vrai. Au moins, sa franchise lui mâchait le désespoir. Au mieux, ils mourraient côte à côte — à défaut d’avoir jamais vécu ensemble.
Jack l’aimait bien. Helen avait su rester jolie malgré ses malheurs et son sourire était si bon qu’il pouvait même gracier la mort. Bien sûr, ses combats étaient dérisoires, ses gestes les témoins muets d’un amour simplement coupable d’exister mais ses cheveux bruns avaient gardé un éclat magnifique : Jack aimait les respirer en grand, comme un bol d’air pris à la sauvette d’un coït trop souvent bâclé.
Bref, ils s’aimaient en passant, avec la politesse muette des vrais désespérés. Jusqu’à ce Noël maudit… Les deux amants étaient là, statues vivantes installées au bord du gouffre. La mer se balançait sous les yachts en contrebas, l’orage passait au large, Jack venait de voir un homme mourir, ça lui laissait un inexplicable goût d’inachevé dans la bouche, et ils regardaient le ciel comme si quelque chose allait réellement se passer.
Les yeux dans le ciel colérique, Helen confirma alors avec certitude :
— Oui. Il va nous tomber sur la tête.
Jack hocha la sienne et vida son verre de vin australien. Helen émit un sourire — chez elle un tic formidable. Et chacune de ses pensées une caresse aimable, aurait ajouté Jack s’il n’avait eu d’autres chats à fouetter.
— Tu ne voudrais pas changer de disque ? demanda-t-il.
Depuis le salon, La Symphonie pastorale venait de sombrer dans le lourd silence qui, paraît-il, suit les grandes émotions. Ils n’aimaient pas particulièrement la musique classique mais éprouvaient tous deux un terrible besoin d’harmonie. En fait, Fitzgerald n’aimait plus grand-chose : il n’écoutait aucune musique moderne, tout juste un peu de jazz, et détestait Sinatra. Le seul type qu’il supportait était Brel. Un Français ou un Belge, enfin, il ne comprenait pas les paroles mais la rage suffisait. « Un type qui aime Brel ne peut pas être tout à fait mauvais », c’est ce que lui avait dit Mc Cleary, européanophile et parfait bilingue. Jack sourit : Mc Cleary était surtout un ami rassurant — c’est-à-dire un homme capable d’une magnifique mauvaise foi.
Helen épousseta sa jupe striée d’herbes folles et fila jusqu’à la maison. La rêverie de son corps s’évapora dans la moiteur de l’été sous le regard de son amant ; oui, cette fille ferait mieux de garder ses intuitions au chaud et de se trouver un homme digne de ce nom…
Jack regarda passer sa vie comme une mauvaise blague dans l’horizon noir que la côte refoulait vers le Pacifique. Helen revint avec deux verres de vin blanc. Elle s’allongea près de lui et fit des gestes, tous différents. Jack les observa, les aima un à un, mais n’osa les prendre, préférant de loin les laisser en liberté. Inutile d’être possessif avec une désespérée : d’un commun et silencieux accord, ils laissaient les prismes aux chiens de la passion. Notre terre n’en manque pas et ça donne toujours l’illusion de vivre pendant un mois ou deux.
Helen offrit le verre à son ami.
— Déguste-le, c’est notre dernière bouteille.
— Déjà ?
Il insista sur ce mot comme s’il était très beau.
— Je ne voulais pas te le dire pour ne pas te saper le moral, mais la cave est vide.
Fitzgerald émit une longue plainte et sentit venir sa vocation de loup.
— Un soir de réveillon, c’est trop bête…
Elle se frotta les yeux comme si un drap s’y était introduit.
— Qu’est-ce que tu as prévu ce soir ? Si tu veux, je suis seule et on peut…
Fini les épanchements.
— J’ai rendez-vous avec Waitura. Avant, il faut que je passe chez Hickok…
— Qui c’est, ce Waitura ?
— Un professeur de criminologie. Une experte en charabia qu’on m’envoie de Christchurch. Un coup d’Hickok. Très forte, la fille.
— Jolie ?
— Helen, c’est vraiment pas le moment…
Le soupir restait vague. Elle reprit sa place, docile. L’espace d’un instant, Helen avait commis le rêve un peu absurde de passer un Noël avec Jack. Elle s’en voulut. Pareille pensée lui était absolument interdite. Elle le savait.
— Excuse-moi.
— Ne t’excuse pas. Y’a vraiment pas de quoi.
Il se leva. Le soleil tombait dans la baie d’Auckland. À la dextérité du plongeon, le gars savait nager.
Le policier finit son verre d’un trait, posa une bise fade sur la joue d’Helen et partit sans un regard superflu.
Neuf heures sonnaient quelque part comme un coup de semonce. Il y avait eu un hold-up dans sa vie, un casse qui avait mal tourné, et maintenant les flics entouraient la maison. Dans le renfermé de sa conscience, ça sentait l’agonie, une méchante balle dans le foie.
Elisabeth.
Les écailles du Pacifique miroitaient sous la lune lisse. John erra une heure le long de la côte, flottant comme un vaisseau fantôme au guidon de sa Yamaha. Thérapeutique très personnelle, John inhalait de l’héroïne lorsqu’il pressentait l’imminence d’une crise. C’était pour lui un prétexte désabusé pour s’envoyer en l’air, se pulvériser jusqu’à l’explosion finale : au moins, là-haut, il ne blesserait personne… Après une tournée des plages chaloupé par les balancements de sa machine, il piqua sur Auckland. Il avait rendez-vous avec un type — un de ses rares clients — vers dix heures. Dealer de la dope n’était pas son hobby ; juste un moyen de peindre sans travailler. John détestait le travail, considérant la chose comme un impôt désuet sur le temps, seul trésor en ce bas monde. Il savait surtout qu’il n’aurait jamais le courage de rejoindre les autres rebuts de la société sur l’île de Great Barrier : non, il lui fallait de la vie, les lumières de la ville, Karekare et ses toiles… Il irait donc. « Mais c’était vraiment pour rendre service ! » hurla-t-il au guidon de sa SR, un modèle japonais copié sur les Triumph à l’époque où l’Angleterre avait encore les moyens de ses prétentions.
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