John dessina une vague sur le monticule de purée froide qui jonchait son assiette. Pas de sapin, pas de guirlandes, pas de Santa Claus débonnaire emporté par des rennes à travers la voie lactée des rêves de gosses. Juste lui et la purée.
La tête posée sur la table, John faisait jouer sa fourchette sur le tas de patates écrabouillées, retraçant les images célèbres de son enfance anéantie en pleine construction. Mais tout cela était de l’histoire ancienne. Enfin, c’est ce qu’il se disait pour conjurer le sort qui l’avait tiré jusque-là.
Un sachet de poudre couleur sable atterrit sur la table de la cuisine. Héroïne. De bonne qualité. Bref, une vraie saloperie. John saupoudra plusieurs grammes sur la toile cirée, puis, à l’aide de son doigt, s’appliqua à dessiner le visage d’une femme. Bien sûr, le dessin était grossier mais il avait suffisamment de talent pour rendre visible ce qui traversait son esprit. Même avec de la drogue.
Surtout avec de la drogue.
À peu près satisfait par le résultat du dessin, il donna un nom au visage poussiéreux qui le regardait depuis tant d’années. Il l’appela :
— Betty.
John ne savait pas ce qui fut d’abord : les mots ou les choses. Les gens, eux, n’étaient que des intermédiaires. Le droit du hasard.
Il enfonça une paille dans sa narine, sniffa d’abord le front de Betty, puis les yeux. Avec un ricanement désuet, l’homme inspira la bouche et, du bout du nez, raya la petite fille de son monde.
Voilà. Maintenant, Betty était là. En lui.
Bombardement physiologique.
Betty. Un mot dans une chose, perçue par lui comme une sensation hyperbolique loin, très loin de Noël. L’image de l’adolescente ne décollait jamais longtemps de ses lobes frontaux. Il fallait s’y faire.
Il ne s’y faisait pas.
Un chien aboyait quelque part. Lentement, l’univers se transforma. Sensible aux formes et aux tons des choses, John attendit que la drogue fît son effet pour écouter. Le chant des sirènes l’attirait vers le néant. Bientôt son esprit se concentra sur les sons, sur cette mer maudite qui battait la plage. Hier…
Le pitoyable festin qu’il avait préparé était maintenant tout à fait froid :
« La mort est à côté de moi. Je lui ai dit tout à l’heure que je n’avais pas besoin d’elle, qu’elle pouvait se retirer, mais elle était coincée en moi. Je l’ai secouée, rien n’y faisait. Je n’aurais peut-être pas dû la laisser entrer. Bah ! Je ne suis pas pressé… »
John posa sa tête sur la toile cirée de la cuisine. Tout se bousculait.
Souffrant d’épilepsie temporale, l’hyperconnectivité entre les zones sensorielles et émotionnelles de son cerveau pouvait entraîner l’apparition de perceptions, d’images et de souvenirs générateurs d’émotions intenses. Même s’il s’efforçait de contrôler ses réminiscences à des fins picturales, John ne déchiffrait plus rien de ses énigmes. Et ce soir, une grosse bouchée de désespoir s’engluait dans sa gorge. Accroché aux murs, des…
« Images en kaléidoscope. Admirable civilisation : ventre de femme, sperme sur les lèvres, argent sale, l’hymne aux mésamours — poésie des miens. Aujourd’hui, le vide. L’esprit défenestré dès que je me penche sur mon passé… Betty. Oser l’aimer, c’était déjà me suicider… Heureusement, la mort s’est endormie. Dormez paisibles, chérubins monstrueux, je borde la vieille ! Ce qu’elle est moche d’ailleurs ! Oh oh ! Vous verriez la gueule de la mort, vous éclateriez de rire. Vos dents seraient éjectées, elles partiraient avec votre rire, vous seriez là, ébahi et sans bouche, avec vos chicots répandus à vos pieds — je marcherais dessus pour les faire craquer sous mes talons, rien que pour vous faire grincer — vous ne sauriez pas quoi dire parce que ce serait matériellement impossible, ou alors ce serait ridicule… Ridicule… Finalement, tout est ridicule, dérisoire… Mais je garde notre dîner à la poubelle au cas où, on ne sait jamais… des fois qu’elle viendrait, des fois que, ce soir, à manger… nous deux… des fois qu’elle… des fois… »
Une larme tiède coula le long de son nez. Le liquide se pencha sur sa joue, hésita un instant et décida de finir sa course dans son cou. La lame de rasoir qu’il portait au cou l’accueillit en ricanant. Accroché au mur, le heï-tiki continuait de le regarder d’un mauvais œil…
John revint lentement à lui. Le coup était passé près mais la drogue avait pris le dessus sur la maladie.
Le dîner avait refroidi, les bougies s’étaient consumées.
Ces jours-ci, ses crises d’épilepsie avaient tendance à se resserrer dans le temps. Il se frotta le visage et murmura :
— Bon Dieu, je désespère de plus en plus mal…
L’éclat de rire qui suivit résonna dans toute la maison.
— Je t’aime… soupira Helen.
Elle avait parlé si bas que seuls les insectes des herbes alentour purent l’entendre. Jack pensa qu’elle exagérait un peu mais n’osa répondre — rien qu’un silence anonyme, l’ami incognito des vieux amants. D’ailleurs, Helen ne lui parlait même pas : adossée à la Terre, elle noyait ses yeux dans l’horizon monochrome. À bord d’un ciel anthracite, le soleil semblait avoir fondu dans la mollesse du crépuscule orageux.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il, allongé sur l’herbe qui la portait si bien.
— Le ciel.
— Et alors ?
— Il va nous tomber sur la tête.
Le policier écrasa la fourmi qui, à deux doigts de là, prenait l’herbe pour un cheval-d’arçons :
— Il en faudra plus pour nous anéantir.
— Je sais, je sais…
Et ces derniers mots se perdirent dans l’orage après avoir voltigé un moment autour d’Helen. Jack se taisait. Ce qu’il venait de vivre l’avait secoué. On ne tue pas un homme sans penser qu’il aurait pu nous faire la même chose.
Il ne dit rien.
Helen avait cinquante-quatre ans et son corps allongé sur l’herbe avait vomi sa belle jeunesse. Du bas de sa quarantaine, Jack avait le bon rôle.
Après la disparition de sa famille, sa maison était devenue un véritable dépotoir où se mêlaient bouteilles de bière vides, mégots de cigarettes, plats cuisinés rongés par les fourmis et nids de poussière en tout genre. Quelques rats venaient même rôder dans le jardin. Devant l’étendue des dégâts domestiques causés par ses années de laisser-aller, Jack avait passé une annonce dans le New Zealand Herald . Helen s’était présentée le lendemain, robe discrète et menton haut. Le policier aimait la dignité : il l’avait engagée le matin même. C’est ainsi qu’Helen entra dans sa vie. Par la petite porte, celle des domestiques.
Helen se résignait alors à faire des ménages pour payer les soins de son mari pompier, gazé lors d’un feu de forêt. Le malheureux avait fini par mourir et la maigre solde qui revenait à sa femme ne suffisait plus à assurer sa retraite. Trop peu malléable pour intéresser un employeur, Helen subsistait donc comme femme de ménage.
Elle vint d’abord tous les jours pour mettre un peu d’ordre dans le bordel amassé au fil du temps, puis chaque mardi. Leurs rapports furent polis, d’employeur à employée. Mais Jack détestait la hiérarchie : à première vue, deux humains ne valaient pas mieux l’un que l’autre — jamais il n’aurait admis qu’un sentiment d’injustice motivait cette idée. Aussi se lassa-t-il du ton révérencieux qu’Helen employait à son encontre — jamais il n’aurait osé admettre qu’il aimait les yeux francs de cette étrangère et la grâce de son corps encore vigoureux.
Plus par pitié que par bonté, il invita sa femme de ménage à dîner dans un restaurant français de Ponsonby. À peine entré, Jack regrettait déjà cette stupide invitation. Mais en sortant, il se réjouissait d’avoir trouvé quelque chose qui pût ressembler à une amie. Bien sûr, il avait Mc Cleary, son vieux copain de collège avec lequel il avait partagé les mêmes pelouses et les mêmes filles, mais ils étaient trop proches, et cela depuis trop longtemps, pour régénérer leur affection. De plus, Mc Cleary faisait partie d’un univers périmé : celui de sa femme et de sa fille.
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