Caryl Férey - Haka

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald est entré dans la police après que sa fille et sa femme ont mystérieusement disparu sur une île de Nouvelle-Zélande. Pas la moindre trace. Juste la voiture vide et le souvenir d'un geste de la main, d'un sourire radieux…
Vingt-cinq ans ont passé. Jack est devenu un solitaire rapide à la détente, un incorruptible « en désespoir stationnaire ». La découverte sur une plage du cadavre d'une jeune fille au sexe scalpé ravive l'enfer des hypothèses exacerbées par le chagrin. Aidé par une brillante criminologue, Jack, devant les meurtres qui s'accumulent, mènera l'enquête jusqu'au chaos final…
Écrivain, voyageur, Caryl Férey est né en 1967. Il écrit pour la musique, le théâtre et la radio. La publication de Utu, deuxième volet publié en Série Noire d’une série romanesque consacrée aux Maoris de Nouvelle-Zélande, l’a révélé comme l’un des espoirs confirmés du thriller français.

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— Je vous dépose en ville. Vous êtes descendue où ?

— Au Debrett Hotel. Dans le centre…

— Oh ! je connais ! s’esclaffa-t-il comme s’il avait passé la majorité de ses nuits à y boire des verres sans importance.

— Et vous ?

L’œil du policier se teinta de noir.

— Je vais faire un petit tour sur mon territoire…

La Toyota stoppa au milieu de Queen Street, la plus grande avenue d’Auckland — c’est-à-dire du pays. Ici, pas d’embouteillage. Les rues étaient propres, dégagées.

Waitura propulsa sa silhouette vers l’hôtel. Un énorme Maori filtrait l’entrée du bar à l’heure où les jeunes avocats venaient boire un verre après le boulot. Les plus loufoques avaient déjà gobé des acides, prenant ainsi de l’avance sur les fêtes. Jack laissa un peu de gomme sur l’asphalte brûlant et prit la direction de Quay Street.

5

Quay Street, six heures du soir. Fitzgerald commençait à se faire une idée du personnage ambigu de Carol Panuula et le quartier était l’endroit idéal pour se renseigner : putes, maquereaux, informateurs, pervers tranquilles, ici tout le monde avait quelque chose à vendre ou à acheter.

Il longea les baraquements minables, les entrepôts et les bars louches du port. Son horizon quotidien. Tout au fond, vers les docks, les prostituées rehausseraient leur Wonderbra, suppléants modernes de dérisoires insuffisances. Ici tout se consommait pour cent dollars au mieux, cinquante en fin de droits.

Jack recherchait Kirsty — « la grosse pute », comme il disait amicalement.

Prostituée, Kirsty l’était du fond de l’âme. Là, des traces de rouge à lèvres écrasé sur le miroir poussiéreux de sa bouche, des billets échangés vite, deux, trois raclées, un type qui avait promis et jamais rien tenu, beaucoup de bites et peu de sentiments. Kirsty arrondissait ses fins de mois en collaborant avec la police. Fitzgerald la protégeait, cela ne faisait pas de mystère. Prostituée ou indic, pour elle, ça revenait à la même chose : on rend service en se couchant. Kirsty s’en fichait. Ce n’est pas à cinquante-quatre ans qu’on refait sa vie. Surtout celle d’une pute.

Malgré l’imminence du réveillon, le quartier n’avait rien perdu de son animation. Les clients rasaient les murs des bouges où des filles maussades s’exhibaient. Derrière le pare-brise de la Toyota, Fitzgerald passait sa fine troupe en revue. Kirsty roulait des seins devant un gars cherchant le fond de ses poches quand un coup de klaxon les fit sursauter. La prostituée lança un soupir sans équivoque quant à la joie éprouvée de revoir son protecteur. Le gars disparut aussitôt, laissant pour unique messager un coup de vent tiède. De dépit, Kirsty emporta son lourd fessier jusqu’à la Toyota et posa son incroyable poitrine sur la vitre ouverte. Un mamelon menaça de gicler dans l’habitacle. Elle s’écria :

— Fuck you, Fitz ! Tu viens de me faire rater une affaire en or !

— Tu parles d’une poule ! ricana son ange gardien.

Kirsty empoigna son décolleté et proféra :

— Moque-toi ! Des seins comme ça, mon vieux, ça donne envie de goûter au reste !

— Merci, je viens de manger… rétorqua-t-il d’un geste sans façon. Bon, trêve d’enfantillage, il faut que je te parle, ma grosse. Monte.

Comme Kirsty fit semblant d’avoir abîmé ses précieux bas d’argent, Jack se fendit d’un très insistant « Allez ! » Elle étala une moue caillée sur son visage laiteux et clopina jusqu’à la portière du passager, martelant le bitume de ses talons aiguilles. Enfin, elle déversa son corps sur le siège. La Toyota roula à faible allure le long de l’avenue.

— Je veux des renseignements sur Carol Panuula, dit-il.

— Carol… Oui, tout le monde en parle… Personne ne comprend…

Ces phrases toutes simples étonnèrent Jack : il était clair que Carol faisait le tapin.

— Depuis quand traînait-elle dans le secteur ?

— Six mois environ.

— Bizarre que je ne l’ai jamais vue…

— Oh ! Rien d’étonnant à ça ! s’exclama Kirsty en exhalant un parfum coriace dans la voiture. La gamine travaillait le soir et choisissait elle-même ses clients. Une star, quoi ! Elle me faisait penser à moi à l’époque où…

— Passe-moi le temps où ta taille se fournissait dans une ruche. Qui étaient ses clients ?

— Carol aimait surtout les Blancs. Les métis, parfois. Jamais de Polynésiens.

— Pourquoi ?

— J’en sais foutre rien, Fitz !

Il fit claquer son briquet sous une cigarette blonde.

— On les connaît, ces clients ?

— Certains habitués. D’autres moins.

— Qui travaillait avec elle ?

— Personne. Elle bossait en solo.

— Explique-toi, ordonna-t-il.

Kirsty tordit ses lèvres rouge vif.

— Quand on l’a vue débarquer, on a pas cherché à l’emmerder. Carol ne faisait que des extras mais on savait qu’un mac allait lui tomber dessus. On n’avait pas tort : un jour, Lamotta est venu la voir. Il voulait qu’elle travaille pour lui. Et tu connais Joe, hein ? Il a secoué un peu la petite. Eh ben, tu me croiras si tu veux mais le lendemain, il longeait les murs !

Lamotta, tiens donc.

— Pourquoi ?

— Hey ! Lamotta avait la gueule tellement défoncée qu’on l’a plus vu pendant une semaine ! railla la vieille fille, manifestement peu contrariée par l’épisode.

— Et Carol ? poursuivit Fitzgerald.

— Depuis ce jour, personne n’est jamais venu l’importuner. Elle prenait sa place environ un soir sur deux. Et les clients venaient sans que personne touche sa commission. Nous, on l’avait mauvaise, mais on s’est tues.

— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ? reprocha-t-il.

— Pour la même raison que Joe Lamotta : je ne tenais pas à me retrouver avec mon beau visage tuméfié…

— Je vois… Carol est-elle venue hier soir ?

— Non. (Kirsty bougea dans la voiture : ses breloques vibrèrent dans un cliquetis de pacotille. Elle ajouta :) On m’a dit qu’elle avait un boulot fixe, c’est vrai ?

— C’est moi qui pose les questions. Il se trouve où, cet abruti ?

— Lamotta ? Oh ! à l’heure qu’il est, tu le trouveras au Corner Bar en train d’embobiner une pauvre fille et quelques Steinlager.

— O.K. Merci, ma poule.

— Je ne caquette pas encore, Fitz.

— Profites-en.

La prostituée écailla son fond de teint dans un grand sourire :

— Ce que j’aime chez toi, c’est ta délicatesse.

— C’est pas de la délicatesse, c’est de l’ethnologie.

— Bah ! C’est pareil ! et elle haussa les épaules en claquant la portière de la Toyota derrière elle.

Kirsty louvoya sur le trottoir brûlant, ses talons hauts s’énervaient au chevet de ses bas. Le taffetas de son ensemble à paillettes commençait à dater.

Jack l’aimait bien.

*

Joe était surnommé Lamotta en raison des six combats livrés sous les drapeaux, ce qui lui valut la flatteuse réputation de champion inter-armées. Joe était un Maori dénaturé depuis quatre générations ; avec le temps et l’alcool, les muscles de ses bras s’étaient enrobés d’une graisse indélébile. Il vivait sur sa réputation et tenait encore le meilleur marché de prostituées de la ville. La police le laissait faire : Lamotta était correct avec les filles et racontait ce qu’il savait quand il le fallait vraiment.

Jack rencontra sa face imbibée à la table du Corner Bar local (on en trouvait un à chaque coin de rue). Lamotta buvait une bière au milieu de types tatoués dont l’amabilité n’avait pas traversé le visage depuis la dernière victoire des Blacks en coupe du monde. Le policier se tenait sur ses gardes : la crosse de son .38 lui paraissait même tiède.

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