— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle a sursauté et m’a regardé.
— Je vais prendre un pyjama.
Elle a choisi sur le rayon un pyjama mauve à col russe, et l’a passé en un tournemain ; puis elle est revenue sur le lit, un sourire béat au coin des lèvres.
— Tu n’as pas sommeil ?
— Si, mais tu m’as réveillé.
— Tu as le sommeil fragile ?
— Tous les gars qui ont fait de la taule sont comme ça… Le moindre bruit, et froutt, on est prêt…
— Prêt à quoi ? a-t-elle demandé ?
— Justement : à tout !
— Tu parles comme si tu étais un vieux briscard, un gibier de potence…
Ce qu’elle était bath, dans ce mauve, avec la lumière ocre de la lampe. On aurait dit un technicolor. Ses volumes étaient doux et agréables.
Elle s’est assise à côté de moi et m’a pris la tête dans ses mains. Ses yeux dégageaient pour la première fois autre chose que du mépris.
Il y avait comme de l’amour dans son regard. Un amour tendre et triste. Un amour de femelle heureuse teinté d’un peu d’anxiété.
— Tu es beau, a-t-elle dit.
Elle a parlé d’une voix tellement basse que j’ai plutôt deviné ses paroles.
Quand une nana vous fait un compliment de ce genre, vous ne savez trop quoi répondre. Le silence lui-même est gênant et vous vous sentez emprunté comme tout.
Alors j’ai eu les mots les plus idiots de la terre, mais ces mots-là, quand ils vous viennent à la bouche, vous pouvez toujours vous museler au sparadrap, faut qu’ils sortent !
— Je t’aime !
Et ça, c’est kif-kif le coup de pétard d’un starter : à partir de cet instant vous vous grisez de jactance, vous sortez toutes les salades glandulardes qui ont été mises au point par les hommes depuis que le père Adam s’est farci la mère Eve.
Mon baratin ne lui déplaisait pas, à Emma. Du reste toutes les souris aiment les roucoulades.
Elle ponctuait chacune de mes tirades de baisers passionnés.
Quand j’ai été à sec, mon imagination vidée, elle m’a bercé contre elle.
— Quelle joie de t’avoir rencontré, a-t-elle dit.
— Oui, et tu m’accueillais avec un pétard…
— C’était pour réagir contre mon penchant. Mais à partir du moment où nous nous sommes trouvés nez à nez dans l’escalier j’ai ressenti un choc…
J’aurais voulu que cet instant se prolongeât indéfiniment.
— Emma ?
— Mon amour ?
— Si nous foutions le camp d’ici avant qu’IL revienne ?
— Impossible…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il nous tient…
— On se cacherait…
— Il est plus malin que nous deux réunis. Il ne lui faudrait pas longtemps pour nous retrouver… Et puis, sans argent, où veux-tu te cacher ?
— Tu l’aimes ?
— Ne dis pas de bêtises. Ai-je l’air d’une femme amoureuse ? Enfin, je veux dire, amoureuse d’un autre que toi ?
Ça me paraissait peu compatible avec les heures précédentes en effet.
— Et lui, il t’aime ?
— Oh ! ça c’est autre chose.
Sa voix était âpre. Je me suis dégagé de son étreinte pour la regarder. Dans ses yeux brillait une lumière hostile qui m’a chauffé le cœur.
— Qu’appelles-tu « autre chose », Emma ?
— Il a besoin de moi ! J’en sais trop sur lui… Et lui trop sur moi… Nous sommes comme prisonniers l’un de l’autre, tu comprends ?
— On peut savoir ce qui vous lie ?
— Non !
Je n’ai pas insisté. Après tout, ça ne me regardait pas. Dans l’existence il faut savoir être discret. Et puis que m’importait son passé ? On avait chacun le sien, derrière soi, plus ou moins moisi ; et c’était pas un cadeau à faire à quelqu’un qu’on aime !
Ce que je voulais d’elle, ça n’était pas son passé, oh ! foutre non, mais son présent, et surtout son futur pour que je puisse bien me rassasier du présent, vous mordez ?
Les hommes on est tous commak : cons à chialer, jamais satisfaits. Toujours à cavaler après la carotte brandie au bout d’un bâton…
— Alors tu vas vivre éternellement avec ce mec ?
Elle a soupiré. Puis ses yeux se sont plantés dans les miens. Je n’ai plus vu que les deux petits points noirs de ses iris qui s’élargissaient dans la pénombre.
Elle a dit, lentement, en détachant bien ses mots et sans cesser de me fixer :
— Eternellement, non ! Personne n’est éternel, mon chéri.
— Personne ! Même pas Lui !
Quand le jour a blanchi la fenêtre, ça y était !
On avait mijoté un plan maison pour buter Baumann.
Je vous lâche ça à la brutale et vous vous dites que nous allions vite en besogne ! Et pourtant tout s’est organisé dans notre conversation, sans que l’un de nous prenne vraiment l’initiative.
Même maintenant, avec le recul, je suis incapable de vous dire si c’est elle ou moi qui a émis le premier l’idée que Baumann pouvait avoir un accident. Je suis tarte : l’idée c’est elle, bien entendu. Mais l’idée qu’on pouvait réaliser cette idée… On a dû l’avoir tous les deux en même temps. Si vous demandez à deux bons petits élèves combien font deux et deux, ensemble ils vous répondront quatre, non ?
Nous avons répondu quatre à cette espèce de question informulée qui flottait dans l’air lourd de la chambre.
Et quatre, dans notre esprit, s’écrivait en quatre lettres, comme le mot : mort !
On discutait dans le vague, et tout à coup on s’est aperçus qu’on employait le passé pour parler de Baumann. On l’avait zigouillé d’un coup d’imparfait, sans se concerter. Marrant, hein ?
Quand on a découvert ça on est restés bouche ouverte à se regarder, parce que tout de même…
— Emma ?
— Oui !
— Si tu étais seule…
— Tu sais bien que…
— Attends, tu l’as dit, personne n’est éternel, t’as pas remarqué que les hommes meurent les premiers ?
Je revois ses yeux mauves dans lesquels tourniquaient des étoiles d’or microscopiques, comme dans les boules à facettes des dancings.
Ce regard me troublait plus qu’il est possible de l’imaginer.
— Et alors ? a-t-elle balbutié.
Comme on atteignait un terrain vachement glissant elle a blotti sa tête dans le creux de mon épaule. Délesté de ses yeux je pouvais retrouver ma lucidité ; je me sentais plus fort, plus calme… Tout me devenait fastoche…
— Ce type, tu dis qu’il est tyrannique ? Il te tient… Bon, moi aussi, il me tient… On ne peut pas vivre éternellement avec cette menace suspendue au-dessus de nos frimes ?
Elle a répété :
— Eternellement…
Sa voix se trouvait assourdie par sa position sur mon épaule. C’était une voix d’emmuré, lointaine et proche tout à la fois.
— Je sais que le mot te chiffonne, Emma…
« Ecoute, j’ai jamais bouffé de pain rouge, je ne suis pas un tueur, tout juste une petite crapule sans envergure, tu vois, je suis franc…
Je me suis tu, attendant qu’elle parle. Mais elle conservait le silence. Ça n’était pas à proprement parler du silence car mes paroles vibraient à l’infini, comme lorsque, au piano, on conserve le pied sur la pédale forte.
— Mais j’ai pourtant compris un système, Emma…
— Un système ?
— De vie, oui. L’existence appartient à ceux qui la prennent. Or, pour bien prendre la vie, il faut savoir donner la mort.
— Tu parles bien.
— Je parle comme je sais…
— Alors tu sais bien parler…
— Merci… Dis ?
— Oui…
— Qu’est-ce qui se passerait si t’étais libre, soudain, si Baumann avalait son extrait de naissance ?
— Je prendrais tout l’argent qui me reviendrait — et il m’en reviendrait beaucoup ! — Et nous partirions, toi et moi.
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