Il ne me reste plus qu’une issue : la fenêtre de la chambre. Elle donne sur un balcon. Du balcon, peut-être pourrai-je sauter sur un autre ?
J’y fonce. L’ouverture de la porte-fenêtre déclenche sur moi une vague de bruits monstrueuse. En bas des gens hurlent : « Le voilà ! »
Je leur crache dessus et je regarde… Pas d’autres balcons à proximité. Pas de corniche mais un tuyau de gouttière. Je le cramponne à pleines mains et je commence une fantastique ascension…
— Tirez ! hurlent des gens vicelards, dans la rue… Quelques balles crépitent, mais j’en suis protégé par le balcon. Pour m’atteindre, il faudrait que les poulets aillent dans l’immeuble d’en face… Le temps qu’ils y parviennent, moi…
Je me hisse d’un niveau, et c’est brusquement le toit, car l’immeuble est une vieille maison à deux étages. Je saisis le chéneau et je tente un rétablissement… Je le rate, car les forces me font défaut… Le coup de fouet donné par le rhum se dissipe déjà. Ma propre pesanteur m’attire vers le vide… Et les balles continuent de claquer. Maintenant je suis en danger, car le balcon ne me cache plus. Seulement les détonations sont des détonations de revolver, les poulets n’ont pas amené de carabines et, à cette distance, il faut être un drôle de Buffalo-Bill pour faire mouche. Je ferme les yeux et me laisse prendre au bout de mes bras afin de récupérer. Si au moins le bourdonnement cessait dans ma tête !
Allez, Kaput ! Allez, mon gars, va encore, tu n’es pas tout à fait arrivé… Il te reste quelques gestes à accomplir… Un type comme toi… Un type comme toi…
La sueur pisse sur mon visage comme de la pluie…
— Allez, mec ! Allez ! Oh ! hisse…
Un effort terrible. Le plus violent de ma garce de vie ! Un effort qui me défonce littéralement. Me voilà sur le toit sans que j’aie pigé ce qui se passait. Je suis à plat ventre sur des tuiles, essayant de reprendre mon souffle…
Je n’ai que du rouge dans le crâne… Mon sang qui me grimpe dans la tête et qui cogne, cogne pour sortir de moi… Mon sang dont ça va être le tour de couler…
J’ouvre les yeux… Le ciel est bleu, purgé de toute impureté. De l’or poudroie dans les nues… Le soleil… Ce bon vieux soleil… Soudain, à ras de toit, un rectangle de verre scintille… Une tête paraît… elle est coiffée d’un képi.
Une main armée d’un revolver s’élève.
Vite, Kaput ! Vite ! Tu dois tirer le premier, comme toujours… Un taureau ne se laisse pas mettre à mort sans combattre. Lorsque le toréador lui enfonce son épée dans le corps, il fonce encore…
Les deux coups de feu claquent en même temps. J’éprouve un choc cinglant dans la poitrine et je tousse… J’ai du sang dans la bouche.
La tête a disparu… L’ai-je touchée ? Un nuage blanchâtre et malodorant flotte sur le toit… Il y aura d’autres têtes, beaucoup d’autres, car la police est une hydre. Je ne pourrai pas toutes les faire disparaître. Impossible…
J’aperçois une silhouette derrière une cheminée, ces salauds envahissent le toit par l’autre pente… Je tire… Ma balle miaule sur les tuiles et soulève une poussière ocre. Je tire encore… J’entends crier… Mais d’autres silhouettes surgissent… J’essaie de retrouver mon souffle, malgré le sang qui encombre mes voies respiratoires.
Je tire encore… Mon index presse la gâchette, mon œil embué vise… On crie… Je tue ! Je tue ! Et puis il n’y a plus rien sous mon doigt qu’une mécanique vide et inerte. Je n’ai plus de balle. C’est la fin, la vraie…
Par la tabatière proche émerge un nouveau buste de flic. Il tient une mitraillette. Le canon me fixe. Il est à deux mètres de moi. Sa petite gueule noire devient béante… Au-delà se situe un morceau de visage humain, un œil attentif et précis… Je regarde l’orifice du canon… Pourquoi cela ne vient-il pas ?
— Tirez donc, nom de…
Je n’ai pas le temps de vomir le nom de Celui qui abat sur moi sa vaste main punitive. Le canon de l’arme est devenu une énorme gueule vorace, noire, profonde, sans fond, qui me happe…