Seulement, auparavant, j’avais un sacré turbin à accomplir.
On restait seuls, très peu de temps, Emma et moi. Juste la demi-heure que Robbie prenait pour faire les courses. J’essayais de la prendre, mais elle refusait.
— Non, mon chéri, pas comme cela, à la sauvette, ça n’est pas digne de nous.
Alors on causait. Et vous devinez de quoi ?
— Tu mettras des lunettes et un chapeau, c’est puéril mais efficace, rien de tel pour modifier l’aspect de quelqu’un…
— Où je les choperai ?
— J’ai trouvé un vieux chapeau de feutre au grenier ; il doit t’aller. Quant aux lunettes, le vieux en a deux paires dans ses bagages… Tu n’auras qu’à en prendre une…
— Mais avec ça sur le naze je serai miro. Ma vue est bonne, à moi !
— Tu ne les mettras que lorsque tu seras en société : pour prendre ton billet à Saint-Lazare, par exemple…
— Si tu crois…
— Pour… pour le reste, as-tu… ce qu’il faut ?
J’avais ce qu’il fallait, dès le deuxième jour. Et même bien ce qu’il fallait : un couteau de cuisine à la lame usée, longue, mince et pointue, plus un morceau de tuyau de plomb déniché dans le hangar… Je passais mes insomnies à aiguiser le canif. Il coupait le papier comme du beurre.
Le mardi est arrivé, enfin. J’en crevais de l’attendre. Ce matin-là, lorsque je me suis éveillé, j’ai senti que j’atteignais au point culminant de mon existence. Mais j’étais étrangement calme, comme certains boxeurs le jour du grand combat.
J’ai vaqué à mes occupations habituelles. J’ai levé le vieux et l’ai débarbouillé. Il restait de bois, depuis l’autre jour, ça me contristait un peu. Si les flics l’interrogeaient, il parviendrait peut-être à leur cafter ma partie de jambes en l’air avec la « patronne » et les perdreaux trouveraient fort de café qu’elle devienne veuve à cet instant…
J’ai demandé à Emma :
— Entre nous, qui c’est, le vieux ?
— Son fils était associé avec Baumann. Il est mort… Alors on a recueilli le père qui aimait bien mon mari.
— Pourquoi « aimait » ? Il a changé de sentiments ?
— Je ne pense pas ; pourquoi aurait-il changé du moment que nous sommes chics avec lui ?
— Peut-être qu’il a signé un papelard au sujet de son héritage avant de rappliquer ici, non ?
Elle a souri.
— Décidément, tu n’es pas bête.
— Alors c’est ça, hein ? Baumann lui a fait faire son testament en sa faveur et il l’a pris chez lui pour pas qu’il puisse se raviser ?
— Tu brûles !
— Ça m’a l’air d’être un drôle de démerdard, ton Baumann.
— Ne parlons plus de lui, veux-tu ?
— Au contraire, c’est le moment ou jamais de le faire…
Elle a pigé l’allusion et a détourné son regard. Nous étions dans la salle à manger. Nous avons vu le portail s’ouvrir devant un Robbie chargé de provisions.
— Tu as pensé à lui, pour le narcotique ?
— J’y ai pensé. Je lui ai dit d’acheter une bouteille de Martini, je sais qu’il aime ça… Un bon conseil : n’en bois surtout pas…
— Compris…
Je ne l’ai pratiquement plus revue de la journée. Sur le soir, vers cinq plombes, elle m’a appelé.
Robbie ronflait comme un sonneur dans sa chambre. On se serait cru au Bourget, un dimanche de grand meeting aérien.
— Bon, voilà le chapeau, les lunettes. Tu as de l’argent ?
— Non…
— Tiens, vingt mille francs… Pars en avance car il serait imprudent de prendre un taxi ou un bus dans le quartier. Va jusqu’au métro à Maillot en coupant par le bois, un peu de footing ne te fera pas de mal… Cette nuit, pour rentrer, tu prendras deux ou trois taxis et tu te feras arrêter au Rond-Point de la Reine…
— D’accord.
— Dissimule ton visage le plus possible, mais sans jouer toutefois les conspirateurs d’opérette.
— Tu me prends pour un con ?
— Certainement pas…
Elle m’a tendu ses lèvres et je lui ai roulé le plus magnifique patin de ma vie.
— Et le vieux, ai-je dit, il va bien sentir que je ne suis plus dans la carrée ?
— Non, je te parlerai comme si tu étais ici… J’ai déjà prévu cette question.
Elle avait prévu toutes les autres par la même occase. Ce qu’il y avait de badour avec cette polka, c’était son esprit d’organisation. Avec elle pas la peine de se consumer en gamberge stérile : elle pensait pour deux !
C’est ce que les bons parents appellent une femme précieuse.
J’ai reniflé un grand coup la bonne odeur de l’été. Puis je suis parti pour mon destin.
C’est un rencart où il vaut mieux se rendre seul.
J’ai suivi à la lettre les prescriptions d’Emma. C’est-à-dire que j’ai marché longtemps avant de choper le métro.
A la tombée de la nuit le quartier était désert et personne ne m’a vu sortir de la baraque. J’ai traversé le pont de Saint-Cloud, puis j’ai coupé par le bois en direction de Maillot.
Ça me chavirait un peu d’être libre… J’avais comme un vertige car cela faisait une paye que pareille chose ne m’était arrivée. Un instant, tandis que je parcourais une allée discrète du bois, je me suis dit qu’il était temps de changer le programme. Rien ne m’empêchait d’aller jusqu’à la gare de Lyon au lieu de la gare Saint-Lazare et de prendre le premier bolide venu pour Nice. Là-bas j’avais un pote qui tenait un bar et qui se démerderait facile pour me faire traverser la frontière ritale. Je me voyais bien chez les mandoliniers. J’irais jusqu’à Napoli parce que c’est une des villes du monde où, paraît-il, on peut toujours se défendre. Ça c’était du gâteau comme projet, d’autant plus aisé à réaliser qu’après tout je n’étais pas encore une terreur qui excitait la maison bourreman. C’était cloche de risquer la veuve comme ça, pour une gonzesse. Parce qu’enfin rien ne me prouvait que tout se passerait aussi bien qu’Emma l’affirmait. Il y en avait de plus maries que mézigue qui s’étaient laissés poirer à ce petit jeu. Le jeu de la mort et du hasard !
Si on me piquait, la préméditation étant plus qu’établie, c’était couru : j’y allais du cigare. A mon âge, c’est pas une perspective enthousiasmante !
Oui, un instant j’ai eu envie de tout laisser glaner et de me tirer, profitant de la fausse brème et des deux billets de dix sacs mis à ma disposition. En me magnant, je pouvais être à Gênes le lendemain soir.
Seulement, l’aventure seule ne m’emballait pas. Et puis j’avais trop envie d’Emma : pis qu’envie, besoin ! Et ce besoin me rabotait la peau à grands coups brutaux… Il fallait que je la prenne encore, que je la serre contre moi, que je me repaisse de sa tendre odeur de femelle amoureuse. Je tremblais en pensant à sa bouche ardente, à ses jambes fines, à ses longs doigts experts…
Je tremblais en évoquant son étrange regard mauve qu’elle levait sur moi et qui me faisait ciller comme le faisceau d’une lampe.
Je tremblais en me remémorant sa voix basse, pathétique et ardente. Une fille comme ça, je pouvais risquer le gros paquet pour elle, ou alors ça servait à quoi, la vie ?
D’abord, elle était capable de nous sortir de l’auberge, et puis elle valait l’expérience. Après tout, l’existence est une belle chierie si on ne lui donne pas soi-même une signification. Comme signification, je ne pouvais pas trouver mieux qu’Emma.
Tout en remuant ces pensées plus ou moins confuses, je suis arrivé à Maillot.
J’ai retrouvé les néons des brasseries et le grouillement de la circulation. Ça m’a grisé. Je suis entré dans le grand café, à gauche de l’avenue en regardant l’Etoile. J’ai pas pu résister, d’autant que j’avais le temps. J’ai demandé un demi. Ce que je vais vous dire a l’air idiot, mais en taule la bière me manquait terriblement et, chez Baumann, j’avais pas demandé à Robbie de m’en acheter parce que la bière en bouteille, pour moi, n’est pas de la vraie bière.
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