Ils avaient l’air en renaud, les poultoks.
— Eh ben, il vous en faut du temps pour répondre ! m’a lancé l’un d’eux.
— Je dormais…
— A cette heure ?
Je n’avais pas la moindre idée de l’heure.
— Quelle heure est-il ?
Cette pauvre question a eu l’air de le surprendre.
— Bientôt midi.
Mon estomac criait famine. Midi, et ni Emma ni Robbie n’étaient levés. Pourtant ils auraient dû s’occuper du vieux.
— Qui êtes-vous ? a demandé le plus âgé des deux poulets.
— Le chauffeur de M. Baumann.
— Mme Baumann est là ?
— Sans doute…
— Comment sans doute ? Vous n’en êtes pas sûr ?
— C’est-à-dire… Comme je viens de me réveiller…
L’autre poulet a fait un pas en avant. Il avait l’air plus vachard que son coéquipier.
— Dites donc, a-t-il murmuré. Ça m’a l’air d’être la belle planque ici : les larbins font dodo jusqu’à midi…
L’autre perdait pas les pédales.
— Pour dormir à pareille heure, il faut que vous vous soyez couché tard ?
J’ai senti le danger. Une sonnerie d’alarme a carillonné dans ma tête…
— C’est-à-dire… Nous avons un infirme à la maison, il nécessite beaucoup de soins… On le soigne à tour de rôle…
Ils n’ont pas insisté.
— On peut parler à Mme Baumann ?
J’ai souri gentiment.
— Bien sûr, qui dois-je annoncer ?
— La police…
Il a fallu que je joue la surprise. Ça les aurait défrisés, les archers, si je leur avais fait comprendre qu’on lisait leur honorable job sur leurs frimes aussi facilement que la première page du Parisien.
— La police ? Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est à votre patronne qu’on le dira…
Nous nous sommes mis en route vers la maison tandis que le chauffeur descendait de bagnole pour se soulager contre le mur.
Franchement je ne me sentais pas faraud. Je me doutais bien que les bourres étaient là au sujet de « l’accident » de la nuit. Mais leur visite ne se déroulait pas comme je l’avais prévue. Ils semblaient hostiles, les vaches, peut-être était-ce parce qu’ils avaient poireauté devant la lourde qu’ils faisaient cette gueule pâlotte ?
On est entrés dans le hall.
J’ai crié :
— Madame Baumann ! Madame Baumann !
Mais rien ne répondait. Alors, franchement, j’ai eu des vapeurs. Ça s’est traduit par un emballement de mon palpitant et par un grand froid qui m’est descendu dans les mains et les pieds.
— Attendez, ai-je fait, je vais voir…
Quatre à quatre j’ai grimpé l’escalier jusqu’à la chambre d’Emma. La chambre était vide, le lit bien fait. Elle n’avait pas pieuté là, ça se voyait…
Comme un dingue je suis entré dans celle de Robbie. Elle était également vide. Du coup, on attrapait le mystère à pleines mains. Où était-il, ce grand con ? Je me foutais en rogne après lui. Je lui en voulais plus qu’à Emma de ne pas être là. Qu’est-ce que ça voulait dire, cette double absence ? S’était-il produit quelque chose d’imprévu qui… ?
Je suis redescendu au rez-de-chaussée. Les deux poulets m’attendaient au pied de l’escalier, tranche levée, regard fixe, sourcils froncés. L’air pas commode pour deux ronds ! Eux aussi sentaient qu’il se passait quelque chose.
— Alors ? m’a demandé le vachard d’un ton aigu comme une lame.
J’ai haussé les épaules :
— Je… Je n’y comprends rien : Madame a dû sortir…
— Ah ! ouais ?
— Ben… il semblerait.
Le plus vieux a haussé les épaules.
— A quelle heure qu’elle rentrera ?
— Je sais pas : oh ! elle va pas tarder. Si vous voulez l’attendre ?
— On pourrait, hein, Martin ?
Martin, le fumelard, a eu un petit rictus de constipé.
— C’est faisable.
— C’est urgent ce que vous avez à lui dire ? ai-je demandé.
— Assez : son mari est mort…
Y a fallu que je prenne l’air stupéfait et atterré du mec fauché en pleine envolée. J’ai blêmi comme les tragédiens au théâtre. Peut-être que, comme les mauvais acteurs, j’en ai fait un peu trop.
— Mort ! Monsieur ! C’est pas possible ?
— Ça l’est…
Ils m’observaient du coin de l’œil. Mais c’était une attitude professionnelle, pas tellement dirigée contre moi.
— Comment est-il mort ?
— On suppose (il a appuyé sur le mot) qu’il s’agit d’un accident.
— D’auto ?
— Non… Il serait tombé dans une tranchée de canalisation, cette nuit, à Rouen…
— A Rouen ?
— Comme Jeanne d’Arc, a renchéri le plus vieux qui tenait à montrer simultanément son érudition et son esprit d’à-propos.
— Mon Dieu ! Quand Madame va apprendre ça !
Ils n’ont pas répondu.
— Dites, a fait Martin, vous avez dit qu’il y avait un infirme ici ?
— Oui, un vieil ami de la famille.
— Peut-être qu’il sait où est votre patronne ?
Je ne pensais plus au vieux. Et soudain sa présence sous ce toit me tombait sur le coin de la gueule comme une tuile.
— Je… Je vais voir…
— C’est ça…
J’ai marché jusqu’au fond du hall. J’ai ouvert la lourde de la chambre neuve et je me suis arrêté sur le seuil. Il m’a fallu une bonne seconde pour piger. Mais quand j’ai eu pigé j’ai été anéanti.
Le vieux était étendu sur son lit, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. Il y avait du raisin partout, on se serait cru à la Villette !
Le couteau gisait sur la descente de lit.
Je regardai le cadavre et le froid de la trouille achevait d’envahir tout mon corps.
J’ai senti une présence à mes côtés.
C’était Martin-le-Vachard qui s’était avancé jusqu’à la porte, surpris par mon attitude.
Je l’ai regardé. Ses yeux étaient froids comme deux glaçons.
— Favard, a-t-il lancé à son pote, viens voir un peu !
Bien entendu ils m’ont embarqué. On ne pouvait pas leur donner tort ; quand des poulets trouvent un type seul dans une maison avec un cadavre, ils ne peuvent pas lui proposer un tarif réduit pour les Folies-Bergère, soyons logique !
J’étais assez hébété, je dois le dire. J’ai quitté la maison dans la guindé des matuches abasourdi comme un boxeur quittant le Palais des Sports après un k.-o.
Martin et Favard ne m’ont pas posé une seule question. Ils se réservaient. L’affaire semblait mimi tout plein et ils voulaient la cramponner par le bon bout, évidemment.
Tout s’est déroulé alors comme au ciné lorsqu’en quelques plans successifs on franchit une longue période. Ils ont découvert qui j’étais, pour commencer, et ça leur a enlevé tous leurs scrupules pour me dérouiller. Ça a été vraiment la grande tabassée lorsqu’on a découvert mes empreintes sur le manche du couteau. Ça n’avait rien de surprenant, ce couteau de cuisine que j’avais eu mille fois l’occasion de tripoter. Il avait suffi à l’assassin de mettre des gants pour s’en servir.
Ah ! franchement le coup avait été monté de première. Emma et Robbie s’étaient tirés au début de la soirée. Emma avait montré un télégramme posté d’Orléans l’appelant d’urgence au chevet de sa mère mourante.
C’était évidemment un télégramme bidon et l’on me réclamait, avec ce qu’il fallait de marrons, le nom de mon complice qui l’avait adressé. Emma avait demandé à Robbie de louer une voiture et de la conduire là-bas… La police avait retrouvé la trace de leur trajet. Un pompiste leur avait fait le plein d’essence. Un cabaretier d’Etampes leur avait servi une collation sur le coup de onze heures du soir. Enfin les voisins de la mère d’Emma juraient à qui mieux mieux que la « dame » et son chauffeur étaient arrivés comme des fous sur le coup de minuit…
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