Il y a le hasard, toujours et partout. Croyez-moi si vous voulez, mais à l’instant où j’allais lui parler, Baumann a laissé tomber l’un de ses gants qu’il tenait à la main. Instinctivement il s’est baissé pour le ramasser. Prompt comme la foudre, j’ai arraché ma matraque de plomb de ma poche et, de toutes mes forces, je la lui ai abattue sur la nuque. Ça a fait un bruit sourd. Il est tombé en avant, et il est resté immobile, les bras sous lui. Il n’avait pas le moindre soubresaut, pas la plus petite crispation.
Mon premier réflexe a été pour examiner les alentours : tout était infiniment calme… Des nuages noirs, chassés par le vent, glissaient dans le ciel et, à travers eux, la lune semblait galoper. Pas un bruit. Une immensité noire et silencieuse, propice à tous les meurtres.
Je me suis penché. J’ai tâté la poitrine de Baumann à travers ses fringues, calmement, presque aussi calmement que le fait un docteur. Tout était silencieux et figé en lui. Le palpitant ne bronchait plus. Il était mort. Je l’avais magistralement tué d’un seul coup de massue. Il faut dire que j’avais mis toute la sauce dans la balance.
J’ai regardé le corps, immobile à mes pieds. Il était allongé près de la tranchée creusée pour la canalisation. Une corde bordait le trou. Tous les dix mètres une lanterne peinte en rouge était accrochée afin de signaler la zone dangereuse.
J’ai soulevé à demi Baumann. Son corps était lourd. Je l’ai fait basculer à la renverse dans la tranchée. Puis j’ai éteint la lampe à cet endroit Avec un peu de pot on conclurait peut-être à un accident. Cette lampe éteinte plaiderait pour une telle version.
J’ai laissé le gant par terre. Il faisait bien dans le paysage. Puis je me suis éloigné à pas lents vers le pont sans rencontrer âme qui vive.
Tout s’était magnifiquement passé, plus aisément que je n’avais osé l’espérer dans mes meilleurs moments d’optimisme.
Il y avait un peu de circulation sur le pont. Des gens engourdis qui se hâtaient dans la bise.
Ils étaient loin d’imaginer que j’étais un assassin.
Au fond c’était dur à concevoir pour moi aussi. Je me sentais comme d’habitude. Mon geste n’avait rien changé en moi. Si, il m’avait au contraire procuré un sentiment de sécurité.
J’ai lancé le morceau de plomb dans la Seine et je me suis hâté vers la gare.
Emma m’avait dit :
— Quand tu rentreras ne fais pas de bruit et gagne ta chambre directement après avoir enlevé tes chaussures pour que le vieux ne t’entende pas : il a le sommeil si léger ! Je laisserai les portes ouvertes.
— Comment te préviendrai-je pour te dire si ça s’est bien passé ou non ?
— Inutile de me prévenir, ça se sera bien passé, il n’y a pas de question !
Il n’y a pas de question ! C’était sa phrase favorite, celle qu’elle sortait à tout propos pour conclure une conversation.
Je me la répétais en poussant le portail qu’elle avait laissé entrouvert en en marchant sur la pelouse inculte afin d’amortir le bruit de mes pas.
Ça s’était bien passé, il n’y avait pas de question !
Trop bien même !
Comment expliquer ce que je ressentais ? J’avais des chaleurs en évoquant le déroulement de cette soirée. Quelque chose m’effrayait rétrospectivement : le fait que j’avais trop bien réussi, sans la moindre alerte, sans le plus léger contretemps. J’avais voyagé seul au retour comme à l’aller et je savais que personne, PERSONNE, ne m’avait vu. Ces quelques heures passées en dehors de cette maison étaient des heures en marge de ma vie. Des heures qui échappaient à tout le monde, y compris à moi-même. J’avais l’impression — assez pénible — d’avoir été un fantôme invisible pour mes semblables. Un pauvre bougre de fantôme qui était allé donner la mort et qui à mesure que le jour approchait perdait la mémoire de son acte.
C’était la foire aux berlues… J’en avais les amandes moites. Une fois dans la baraque, j’ai relourdé doucettement. J’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais rien. Tout le monde devait en écraser dans le bâtiment. Ou bien faire semblant, ce qui revenait au même.
Une sensation d’angoisse me nouait la gargane. J’ai failli appeler Emma, malgré sa défense expresse, mais par un effort de volonté je me suis abstenu. J’ai posé mes pompes et, comme un écolier qui découche, j’ai grimpé l’escadrin jusqu’à ma turne.
Sur la table de chevet il y avait une rose dans un verre et une bouteille de punch blanc. Emma savait que j’aimais les roses et le punch. Cette attention m’a bouleversé. D’un seul coup mes idées noires se sont envolées. J’ai été heureux d’avoir accompli cette sordide mission. La mort de Baumann est devenue une réalité matérielle. Maintenant qu’il était cané on faisait un héritage maison, elle et moi : on héritait de l’Avenir. Ça, c’était une inestimable fortune.
Il restait quelques jours à jouer serré ; mais on serait ensemble pour terminer la partie. Ensuite, ça serait le grand départ pour les terres lointaines, là où le soleil cogne comme un sourd et où la joie flotte dans l’air comme un pavillon. C’était encourageant.
J’ai chopé la boutanche par le cou et je me la suis collée sous le nez. L’alcool exotique, douceâtre et fort tout à la fois, m’a enveloppé le crâne d’une buée chaude.
J’ai bu encore. C’était bon, ça descendait bien et ça me rendait infiniment fortiche.
J’ai dû siffler la moitié du flacon. Ensuite, je me suis déloqué presto. Une fois à poil ma fatigue a été presque visible. J’avais arqué sur des bornes et des bornes. J’en pouvais plus.
A peine zoné, je me suis endormi.
* * *
Il y avait une cloche, à gauche du portail. Une vieille cloche rouillée dont personne ne se servait à la maison, Baumann se contentant de klaxonner lorsqu’il radinait, et Robbie emportant la clé pour aller aux provisions.
Aussi j’ai été long à piger que c’était cette cloche qui carillonnait.
Dans mon sommeil j’entendais des sons fêlés et j’ai même dû faire un rêve éclair dans lequel il était question de tocsin…
Je me suis dressé. Ma fenêtre donnait sur le devant de la maison. J’ai regardé en direction du portail et j’y ai deviné une présence. Entre le sol et le bas du vantail, j’apercevais des pieds. La clochette dansait au bout de son fil.
Tout de suite je me suis demandé s’il y avait longtemps qu’on sonnait ainsi. J’ai penché pour l’affirmative car, maintenant que la lucidité me revenait, j’étais certain d’avoir entendu carillonner déjà à plusieurs reprises.
Pourquoi Robbie ne se précipitait-il pas pour aller délourder ? C’était son turf après tout.
Brusquement j’ai eu une mouillette maison, je me suis dit qu’Emma avait peut-être trop forcé sur le somnifère, que le grand gars était groggy pour longtemps ; qui sait, peut-être flottait-il dans un confortable coma ? Alors là, ça serait le bouquet.
J’ai attendu un moment encore, espérant qu’Emma se déciderait à aller ouvrir. Pourquoi ne bougeait-elle pas ?
La sonnette a retenti à nouveau. Son timbre était ample et rouillé. Elle donnait une sensation de vide, une sensation funèbre. J’ai senti que quelque chose se produisait, quelque chose d’inexplicable… Vivement j’ai sauté dans mon futal, chaussé des savates et me suis précipité dans l’escadrin.
— Emma ! ai-je crié…
Elle n’a pas répondu. Alors j’ai bondi dehors et j’ai couru au portail.
Le cœur me cognait quand j’ai ouvert. D’un coup de saveur j’ai embrassé la scène. J’ai vu la voiture noire, arrêtée en face, avec un mec en imper au volant. Deux autres zigs se tenaient debout devant la porte. Fallait pas leur demander leurs fafs pour piger que c’étaient des poulets. Ils en avaient la gueule : trognes rogues, œil glacé, lèvres pincées… La gueule et cette espèce d’uniforme civil, si je puis dire, qui signalent les boy-scouts de la maison parapluie à l’attention des foules inquiètes : costard prince-de-galles, pull-over uni, cravate à carreaux, imper mastic…
Читать дальше