Quatrième épisode
MISE A MORT
Un cigare de trente centimètres dans le bec, les pieds sur le revêtement en peau de Suède de mon bureau, je m’offrais le luxe de jouer les caïds tels que je les avais vus depuis toujours dans les cinémas de mon quartier.
J’éprouvais la réconfortante impression d’avoir réussi à braquer la lorgnette du bon côté et de pouvoir enfin regarder la vie par le bout convenable, c’est-à-dire par celui qui grossit.
Cela faisait trois bons marcotins que j’avais lessivé Carmoni, le roi de la came et qu’en parfait vainqueur je chaussais ses pantoufles, culbutais sa femme et sucrais son artiche.
Il y avait eu un peu de tirage côté bisness, dans les débuts, à cause des principaux revendeurs qui se gaffaient du méchant que j’étais. Ils trouvaient mon pedigree un peu trop substantiel pour un commerce nécessitant infiniment de discrétion et de délicatesse. J’avais pu me rendre compte à quel point un homme est prisonnier de sa réputation. Aussi avais-je triomphé du mal par le mal, c’est-à-dire que c’est à coups de pétard que je leur avais fait admettre ma diplomatie. Une fois les frénétiques calmés, les sceptiques convaincus et les timorés installés devant les cruelles évidences, toutes les difficultés s’étaient aplanies comme un terrain choisi par les U.S.A. pour leur servir de base aérienne.
Je m’étais attendu aussi à une réaction de la rousse devant mon coup d’Etat. Mais les hautes légumes miséricordieuses avaient depuis très longtemps pris la mauvaise habitude de palper leur enveloppe en fin de mois. Par le truchement de Merveille — qui était décidément une bergère de toute première classe — je leur avais discrètement fait savoir que leur bouquet serait renforcé et elles m’avaient illico accordé le bénéfice de leur confiance. J’avais donc eu les mains libres pour ramasser cette espèce de sceptre que le rital avait laissé choir dans la poussière en canant.
Oui, c’était bath de se sentir quelqu’un d’important. Maintenant j’étais fringué comme une vedette de ciné et mon tailleur venait à domicile pour les essayages. Merveille m’apprenait les bonnes manières ; en revanche, je lui enseignais comment se comporter dans un lit. Chacun de nous se montrait à la fois bon prof et bon élève et faisait des progrès certains.
Cette fille me portait à la peau sans que je puisse trop m’expliquer pourquoi. Certes, elle était belle, mais j’avais connu déjà pas mal de souris susceptibles de poser leur candidature au titre de Miss Machinchouette sans que leur vue (voire leurs caresses) me donne envie de grimper au piaftard. Je crois que ce qui m’excitait surtout chez elle, c’était la pureté intégrale de son visage. Vous lui auriez refilé le bon Dieu sans lui demander son bulletin de baptême. Elle était angélique et apparemment chaste, c’est pourquoi nos parties de Toi et Moi revêtaient un charme particulier. C’était cela dans le fond, le plaisir : cette mésalliance entre ce qu’elle faisait et ce qu’elle avait l’air de ne jamais pouvoir faire. Parfois, au cours d’une discussion avec un de mes revendeurs, ou bien en téléphonant, je la regardais, et je prenais envie d’elle au point que j’en avait mal dans la gorge.
Alors je lui adressais une œillade appuyée qu’elle pigeait illico. Je me demande même si elle ne passait pas sa putain de vie à la guetter. Elle s’esbignait sur la pointe des tiges et me lançait depuis notre piaule un coup de bignou bref et impérieux. Je lâchais tout et j’accourais, tremblant comme un animal en chaleur.
Nos étreintes avaient comme un goût de sang. Je n’arrivais pas à m’en rassasier. Du reste, je ne cherchais pas non plus à m’assouvir. J’avais autant de plaisir à la désirer qu’à la prendre, car alors mon imagination me précédait loin dans l’audace…
Ce matin-là, donc, les pieds sur le burlingue, je faisais un travelling arrière sur ma vie et je convenais de ma réussite avec une telle satisfaction que je me surpris à rire, tout seul. A cet instant, on frappa à la porte de mon bureau et je repris une pose convenable, voulant avant toute chose éviter de paraître rustre aux yeux de mes subordonnés.
C’était Paulo, un grand zig pâle et hargneux que j’avais promu mon garde du corps, bien que je compte davantage sur mes réflexes que sur les siens pour me tirer de la pommade en cas de coup dur.
Il semblait surexcité, ce qui, de sa part, était anormal.
Je le regardai froidement.
— Y a le feu ou quoi ?
Il avala sa salive.
— Calomar demande à te parler, lâcha-t-il. Puis il resta immobile, la bouche ouverte, les bras ballants, exactement comme s’il venait de m’annoncer que le Président des Etats-Unis poireautait dans l’antichambre.
Je fronçai les sourcils.
— Attends voir, Calomar… Ça me dit quelque chose…
Cette phrase le laissa pantois.
— Ça peut te dire quelque chose, bavocha Paulo… Calomar, merde ! c’est le grand manitou !
— Le grand manitou de quoi ?
— Mais de la drogue ! Tu te fous de moi ?
Mon regard le calma. Je trouvais que le grand escogriffe prenait un peu trop de libertés de langage depuis quelque temps.
Néanmoins, ce qu’il m’annonçait me laissait songeur.
— Bouge pas, une seconde, ferme la porte et ta grande gueule pour éviter les courants d’air…
Il obéit en ce qui concernait la lourde, mais il ne parvint pas à souder sa double rangée de chailles éclatantes.
— J’ai l’impression, dis-je, que le grand manitou de la came c’est le gars Mézigue à partir de dorénavant, non ?
— Pour la France, admit-il.
— Tandis que Calomar…
Je me tus, parce que d’un seul coup ça me revenait. Ce nom, je le connaissais bien et depuis longtemps. En taule, on m’en avait assez rebattu les manettes, comment avais-je pu l’oublier !
Calomar fonctionnait sur l’univers, lui. Pour sa pomme, il n’y avait ni frontières ni océans… Il prenait tout à la source… Je crois même qu’il faisait aussi dans le caillou et qu’il tirait un peu les ficelles à la bourse aux diams de La Haye.
— Il est là ? demandai-je.
Paulo me fit un signe de tête frileux. Il tournait au gris. L’arrivée de Calomar chez moi lui faisait vraiment de l’effet.
— Fais-le entrer, dis-je.
Il sortit et je rajustai machinalement le nœud de ma cravate à dix mille balles. Puis je vérifiai du coin de l’œil si mon échantillonnage de whisky était à jour : il l’était. L’arrivée sous mon toit du magnat international me plongeait dans un doux état d’euphorie, car elle me prouvait, sans erreur possible, que j’étais devenu quelqu’un d’assez gigantesque dans le mitan.
J’avais le battant un brin désordonné lorsque le loquet de ma porte tourna. Je regardai avec avidité et je vis entrer un vieillard aux cheveux de neige qui s’appuyait sur une canne.
Il était incroyablement ridé ; sa peau était d’un gris très soutenu. Il portait un costume bleu marine et un pardessus de demi-saison en poil de chameau. Il y avait dans ce personnage quelque chose d’à la fois noble et vulgaire. Il s’arrêta sur le seuil, prit mes mesures d’un regard et s’avança. Je me jetai hors de mon fauteuil et allai au-devant de lui, la main tendue. Il considéra ma dextre sans enthousiasme, hésita, puis la serra mollement.
— Asseyez-vous, monsieur Calomar, dis-je avec difficulté, troublé par l’arrivée de ce curieux personnage.
Il s’installa dans un fauteuil, déboutonna son pardessus et plaça sa canne entre ses jambes. Après quoi, il me dévisagea d’un air méfiant et légèrement réprobateur.
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