— Alors, c’est vous, Kaput ? demanda-t-il.
Il avait une voix chantante et un terrible accent levantin. Lorsqu’il parlait, le côté vulgaire de son personnage se renforçait quelque peu, mais on découvrait en lui un troisième aspect, plus troublant que les deux autres. Cet homme était aussi insensible que le presse-papier de bronze de mon bureau.
— C’est moi, dis-je, vaguement agacé par son ton dédaigneux. Qu’y a-t-il pour votre service ?
Au lieu de répondre à ma question, il m’en posa une autre.
— Vous avez assassiné Carmoni, n’est-ce pas ?
Le mot « assassiné » me fit tiquer. Au malaise causé par l’aspect du vieillard succédait en moi une sourde colère. Je lui en voulais de m’avoir impressionné et plus encore de me parler sur ce ton mordant. S’il me prenait pour un cave, il allait faire marche arrière avant longtemps.
— Je crois que vous possédez mal la langue française, monsieur Calomar. Le dernier de nos journaleux lui-même éviterait ce terme pour qualifier ce banal règlement de comptes.
Son regard flamboya.
— Je ne viens pas ici pour prendre des cours de français, dit-il.
— Ça tombe bien, car je ne pense pas non plus être susceptible de vous en donner.
Il croisa ses mains sur le pommeau de sa canne, lequel m’avait tout l’air d’être en or.
— Donc, reprit-il en se détendant, vous avez… réglé le compte… C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— C’est cela.
— … de Carmoni, et vous avez pris sa place ?
— Exactement.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Mettons que j’avais besoin d’un appartement et parlons d’autre chose.
— Je n’aime pas beaucoup votre façon de recevoir, Kaput !
Ses yeux ressemblaient à deux caillots de sang. Ils me firent un peu peur. Mais je n’allais pas me laisser influencer par un regard.
— Je n’aime pas beaucoup votre façon d’être reçu, ripostai-je bravement.
Il tapota le plancher de sa canne. Puis il fit la chose la plus inattendue qui soit en un tel moment de tension : il me sourit.
— J’ai l’impression que nous avons pris un mauvais départ, remarqua-t-il. C’est fâcheux pour la suite de nos relations.
— Je ne pense pas qu’elles en aient une, monsieur Calomar…
— Je suis persuadé du contraire.
— Vraiment ?
— Oui…
Il se renversa dans son fauteuil et il me fit l’effet d’être encore plus vieux qu’il ne paraissait.
— Avez-vous déjà entendu parler de moi, Kaput ?
. — Un peu. Vous êtes, paraît-il, un crack. Je suis, en principe, très honoré de votre visite, mais votre comportement me déçoit. Je vais vous avouer une chose : je ne suis pas du tout sensible aux coups de bluff.
Le vieux métèque se pencha en avant. Ses rides étaient tellement serrées et tellement profondes que ses joues ressemblaient au dessous d’un champignon. Il avait une plaque rosâtre sur la pommette gauche : une cicatrice sans doute. Il fit sauter sa canne dans sa main et le pommeau étincela à la lumière, entrant à flots parla baie ouverte.
— Je ne pense pas que vous ferez long feu dans cette branche, dit-il.
— C’est une idée à vous ?
— Non, c’est une certitude. Vous n’êtes qu’un cogneur. Or, dans les affaires, il faut du doigté plus que des poings. Surtout dans certaines affaires.
— Il est pourtant des cas, monsieur Calomar, où les poings sont utiles.
— Par exemple ?
— Par exemple pour vider les vieilles guenilles radoteuses de son bureau, vous m’entendez ?
Je frappai sur le meuble.
— Si vous avez quelque chose de précis à me dire, dites-le et ensuite foutez le camp ! Je suis ici chez moi !
— Non, fit-il doucement, vous êtes ici chez moi !
Si tout le stock de mœllon d’une entreprise de maçonnerie m’était tombé sur la théière, je n’aurais pas été plus abasourdi. Un instant, je suis resté immobile, le bec ouvert, le regard en coupe-cigare… Et puis j’ai pigé. Et ce que j’entravais me faisait dresser les crins sur le chapiteau.
Carmoni, le fameux champion de la drogue, n’était en réalité qu’un des sous-fifres du super-grand patron, c’est-à-dire de Calomar. En lui chauffant sa gâche de cette façon brusquée, j’avais brouillé les brèmes. Calomar venait me remettre à la raison. Et moi qui déjà me voyais trônant sur le mitan comme un pacha ! Ah non, je vous jure, y avait de quoi se filer une bastos dans l’ognard !
— Je vois que, vous commencez à comprendre, a murmuré le vieux.
J’ai piqué une boutanche de whisky et j’ai posé deux glass sur mon bureau pour me donner le temps de réfléchir.
— Pas pour moi, a fait le magnat de la camouze avec un petit geste salonard.
J’ai remisé l’un des verres et me suis octroyé en revanche une super-ration que j’ai vidée à l’amerlock, c’est-à-dire d’un grand coup de gosier. Mais il devait avoir l’habitude d’assister à ce genre d’exploit car il n’a pas sourcillé.
— Alors ? ai-je demandé. Si vous me mettiez au parfum des chapitres précédents ?
— Facile, le résumé tient en deux lignes : cette affaire m’appartient.
— Qui me le prouve ?
— Ma parole…
Je me suis forcé à ricaner bien que je n’en aie pas la moindre envie. A vrai dire, ce personnage bizarre me filait un méchant tracsir des familles.
— Ça n’est pas suffisant, ai-je affirmé. Dans les pages roses du dico, en taule, j’ai lu un truc latin : verba volant, ça veut dire…
Alors il a levé sa canne à pommeau d’or et l’a assenée sur mon bureau.
— Je me moque de vos citations latines, Kaput ! Vous semblez ignorer qui je suis et je vais me faire un plaisir de vous rappeler à l’ordre ! Vous avez le tort de juger les autres d’après vous et l’optique d’un tueur est passablement faussée !
Je me suis senti blêmir.
— Quoi !
Instinctivement, j’ai porté la main à ma poche. Mais il a haussé les épaules.
Du pouce, il a fait basculer le pommeau de sa canne et j’ai vu que celle-ci était en réalité une sorte d’arme qui tenait du pistolet à canon long et de la carabine.
— 9 millimètres, a annoncé Calomar… Si vous faites un geste, vous êtes râide mort, compris ?
Il s’était transformé brusquement. Ça n’était plus un vieux branlant, mais un chef, un vrai ; lucide, impitoyable. J’ai regardé le canon noir constitué par la canne. Son truc n’était pas d’aujourd’hui, mais bien placé dans une conversation il produisait son petit effet.
— Ecoutez-moi bien, maintenant, Kaput, et laissez vos saletés de mains rouges à plat sur ce bureau. Je contrôle la drogue dans les cinq parties du monde. Pas un gramme de coco ne se vend sans que je perçoive mon dû. D’autres avant vous ont voulu agir en complète indépendance. Ça ne leur a pas porté bonheur, croyez-moi. Vous vous estimez peut-être très fort parce que vous avez fait échec à la police et tué un type comme Carmoni ; sachez que tout cela n’est rien à côté de la puissance que je représente ! Si je suis venu en personne, c’est uniquement pour vous dire ça… Maintenant, passons aux choses sérieuses : les comptes !
Il a sorti un carnet de sa poche. Un vilain carnet noir à trois francs cinquante.
— Depuis que vous êtes à la tête du trafic d’ici, vous avez, d’après mes estimations, rentré cent soixante-cinq millions. Là-dessus, il y a les deux tiers pour moi, le reste représentant votre part et celle de vos hommes.
Je la trouvais passablement saumâtre. Je savais que le vieux disait juste. C’était lui le grand patron et il venait secouer la recette. Moi, ça ne faisait pas ma balle car j’avais carré la presque totalité de cet artiche dans une planque sûre, en mec que l’expérience a rendu prévoyant.
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