Ce salaud m’avait possédé. Il était moins chlass que je ne croyais…
Je l’ai aperçu qui courait sur le chemin bordé d’orangers. Il titubait et ses flûtes avaient par instant des faiblesses qui le faisaient fléchir. Le rattraper n’avait rien de duraille.
J’ai eu tôt fait d’arriver à sa hauteur. Je l’ai touché simplement au bras et il s’est arrêté en chialant.
— Je t’en supplie, Kaput ! Kaput ! me bute pas…
— Tu vas fermer ta gueule ! ai-je grondé. Boucle-la où je t’ouvre le ventre comme à un lapin !
Ça l’a calmé…
Il avait moins de ressort qu’une montre de dame.
— Tu vas me suivre docilement et cesser de faire l’andouille. Et puis, ne pousse pas cette gueule lamentable : on nous regarde.
Lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio, il a eu les grelots et moi ça me démangeait vraiment de le tuer. Sa vilaine frime me donnait au cœur.
— Ne t’amuse plus à ce petit jeu si tu tiens à ta garcerie de vie, compris ? Autrement, t’auras droit à une chouette canadienne en peau de sapin…
Cette fois il était dompté.
Je lui ai versé un verre de flotte qu’il a éclusé en tremblant. Ses chailles tintaient sur le rebord du verre…
— Ça va mieux ?
— Oui…
— O.K., alors continue… On en était à la boîte à stup de la gare de Lyon où tu as connu Rapin…
— Oui… C’était un petit salingue… Son vieux était canné depuis peu et il croquait l’héritage à tout berzingue dans une foirinette noire…
— Et puis ?
— En causant, il avait fini par me dire qu’il savait piloter un avion…
— Lui ! me suis-je écrié.
— Oui. Il était pédoque, d’accord, mais casse-cou, y avait qu’à le voir conduire son Alfa à 180…
— C’est vrai, alors, en quoi le fait qu’il savait piloter un zinc t’intéressait-il ?
Il s’est assis sur une chaise et a allongé ses jambes. Il semblait de plus en plus mal à son aise. L’alcool devait lui fouailler les tripes, et sa peur n’arrangeait rien.
— En livrant ma came, je voyais un tas de caïds du Nord-Afrique ; l’un d’eux m’avait demandé si je connaissais pas un mec possédant un avion et voulant marcher dans un coup de contrebande. Y avait trois briques au bout !
— C’était quoi, comme coup ?
— Cent kilos de jonc à prendre en Suisse et à larguer du côté de Cherchell en Algérie… Quand j’ai su que Rapin pilotait je lui ai vaguement causé de ça… Alors il m’a dit qu’il pouvait organiser ça très bien vu qu’il avait un ami suisse qui possédait un coucou de quatre places dans le canton de Neuchâtel…
« Seulement le gars était tout ce qu’il y a d’honnête et ne marcherait pas dans une combine. Fallait se servir de lui à la surprise. On a tout mis au point. Rapin lui a écrit qu’il désirait le rencontrer le plus tôt possible à Paris. Par lettre ils ont convenu d’un rencard. La veille du rendez-vous on s’est taillés, le Robert et moi avec son Alfa… Direction la Suisse ! On est arrivés à destination sur le soir, et on a mis la tire en pension dans un garage… Ensuite on est allés reconnaître le terrain. Rapin avait déjà volé avec l’appareil du copain et il connaissait son hangar. Tout était aux pommes : on s’était muni d’outils pour forcer n’importe quelle serrure… Il ne restait plus qu’à attendre l’heure…
Bouboule avait la bouche pâteuse. Il a tendu la main vers la carafe et a bu longuement au goulot. La flotte lui dégoulinait sur le cou…
— Je sais pas si t’es au courant, mais tu sais qu’on ne peut quitter un terrain d’aviation sans donner son plan de vol et tout un tas de renseignements ?
— Je sais…
— Tu parles que pour nous ça n’était pas possible…
— Evidemment.
— Fallait se tailler en douce, c’est-à-dire avant six plombes du mate. Heureusement, l’aéroport en question est petit… Y a personne avant six heures… On avait décidé de partir à quatre et de foncer sur Cherchell… L’avion contenait dix heures d’autonomie, c’était suffisant pour l’aller-retour… On allait décharger la marchandise en Afrique et revenir sur le continent. On se posait dans le Vercors pour attendre la neuille et on ramenait le zoiseau à l’aube le lendemain…
— C’était astucieux….
— Oui, hein ? J’avais tout combiné…
— Tu es un homme de décision, ma parole, Bouboule !
— A mes heures…
— Raconte encore, t’as l’art de la narration !
— A minuit, les gnaces qui fournissaient le gold sont arrivés avec leur chargement et des petites citernes d’essence. Ils avaient mis l’or dans des étuis de cuir pour pas qu’il s’enterre en tombant de cette hauteur…
— Pas con.
— Non. On a fracturé la porte du hangar, on a sorti le zinc. Les mecs avaient amené un mécano qui l’a vérifié. On a fait le plein de tisane et on a attendu l’heure en prenant les directives. Le plus dur c’était l’opération de largage et surtout l’encaissement du pognon… Fallait qu’on engrange sans atterrir… Ils avaient pensé à ça… Les crouilles qui nous attendaient sur les hauts plateaux devaient tendre un fil de nylon entre deux hautes perches ; le fil ne tenant pas bien après le bois. Les vingt-quatre briques en dollars étaient enfilées dans le fil…
J’ai poussé une brève exclamation.
— Qu’est-ce que t’as ? m’a demandé le type aux paupières closes.
Je venais de piger pourquoi mes dollars — ou plutôt ceux que j’avais trouvés sur Rapin — comportaient tous un petit trou.
— Bref, ai-je dit, tout s’est bien passé, vous avez balancé le jonc et attrapé le fil aux dollars au moyen d’un crampon au bout d’une corde…
— Comment que tu le sais ?
Puis, il a grondé :
— Nature, c’est Rapin qui t’a affranchi ! Tu me fais jacter pour donner le change, mais tu l’as le pognon, hein, salaud ? C’est toi qui t’es goinfré avec mon fric !
Je lui ai filé un coup de pompe en pleine poire. Son nez s’est mis à pisser le sang, ce qui ne l’a pas embelli.
— Pour t’apprendre la politesse. Et aussi la logique. Tu te figures que si je connaissais l’histoire, je perdrais mon temps à te la faire cracher ?
Il s’est épongé avec un mouchoir qui devait lui servir à nettoyer des tuyaux de poêle.
— Continue !
— On a livré la camelote et agrafé les dollars. Ça en faisait un fameux tas. Rapin a ramené le zinc jusqu’au-dessus du Vercors. Nous nous sommes posés sur un plateau désert. Et là nous avons cassé la croûte… Rapin avait fait préparer un panier de frichti à Neuchâtel avant de partir… Après je me suis endormi. Cet enfant de pute avait drogué le pinard… Lorsque je me suis réveillé, il n’était plus là et les talbins non plus ! J’étais un peu mauvais…
Je le comprenais, Bouboule. Y avait de quoi piquer une crise cardiaque. Je l’imaginais seul sur le plateau à côté du zinc dont il ne savait pas se servir… Marron comme jamais personne ne l’avait été.
— Une drôle de vacherie, non ?
— Tu parles !
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Je me suis démerdé pour retourner en Suisse. J’ai passé la frontière avec un car de touristes. Le lendemain soir j’étais à Neuchâtel. Les types nous attendaient, un peu mauvais… Ils ont failli me buter… Vingt-quatre briques, tu parles… On est allé chez le garagiste où Rapin avait remisé sa tire… Celle-ci n’y était plus. En douce, la veille il avait demandé au mec de la lui conduire à Genève et il lui avait allongé deux cents francs suisses pour ça… Il avait tout prévu…
Je me suis perdu un instant dans des nuages. Ce coup de maître faisait naître en moi un respect rétrospectif pour Rapin. Cet être flou, ce mignon écœurant que je classais dans l’ordre des invertébrés avait doublé des trafiquants, blousé des truands et chouravé vingt-quatre millions ! Alors là, galure !
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