— Tu m’emmerdes, c’est mon affaire…
— C’est aussi la mienne. Ce gars a planqué plus de vingt briques avant de filer… Qu’il soit mort je m’en moque dans la mesure où ça ne m’empêche pas de retrouver mon tas, tu piges ?
— Oui…
— T’as pas une idée de l’endroit où il est, le blé ?
— Je ne savais pas qu’il y avait du fric à la clé, à part le compte en banque…
— Vraiment ?
Le revolver venait de jaillir à nouveau dans sa main.
— C’est une manie, ai-je rigolé… Remise ta pétoire, pauvre tronche. Je ne sais rien, rien de rien… Mais je ne demande qu’à être mis au parfum. Vingt briques, ça intéresse toujours un gars comme moi, figure-toi !
Il a secoué la tête avec obstination.
— Tu me bourres le mou. Parle !
— Je ne sais rien du magot !
— A d’autres ! Tu as suivi Rapin en Italie. Tu lui as arraché son secret, tu l’as bouzillé et t’es revenu… Bon, c’est du joli travail. Seulement, moi, j’avais des droits sur la moitié de cette oseille, et je vais les faire valoir. Rapin avait un côté naveton, mais c’était un naveton rusé, capable de tout, y compris de se laisser posséder par un dégourdi de ton espèce. T’es beau gosse et c’était son point faible, avoue que c’est par là que tu l’as eu !…
Bouboule m’avait l’air vraiment dégourdoche. Il comprenait les choses, la vie…
— Tu vois juste ; sauf que je n’étais pas au courant de l’artiche.
— Qu’est-ce que tu fichais en Italie ?
— Je me planquais…
Il m’a regardé avec attention.
— Oh ! mais dis donc, a-t-il murmuré… Tu ne serais pas le mec que les bourdilles recherchaient à cor et à cri ? Comment, déjà… Kaput ?
A peine le nom lui était-il tombé des lèvres que j’ai cessé d’appréhender.
Kaput ! Il venait de me donner mon blaze. Ça me faisait plaisir comme lorsqu’on enfile ses pantoufles après avoir beaucoup marché.
Au regard que je lui ai filé, il a compris qu’il ne se trompait pas. Ça lui a coupé le siflet d’un coup.
Le pétard s’est mis à trembler dans sa main.
— Pose ça, ai-je murmuré, je n’aime pas ces sortes d’intermédiaires.
Mais au lieu de m’obéir, il a relevé un peu plus le canon du feu. J’avais le petit orifice noir juste à la hauteur de la poitrine ; seule nous séparait la largeur de la table. Si jamais il pressait la détente, j’allais déguster une drôle de porcif.
J’ai répété :
— Pose ça !
Mais en sachant qu’il ne m’obéirait pas. La découverte qu’il venait de faire le pétrifiait. Il m’avait parlé comme à un type de dernière zone et ça lui foutait rétrospectivement les jetons.
Il a brusquement glapi, d’une voix pointue :
— Ne bouge pas ! Ne bouge pas ou je t’arrose !
Il avait follement peur. C’était peut-être flatteur, mais c’était encore plus dangereux. Dans l’affolement il risquait fort de crisper un peu trop son index sur cette foutue gâchette.
J’ai haussé les épaules.
D’un ton extrêmement neutre j’ai murmuré :
— Pourquoi jouer les gros bras, Bouboule ? C’est tellement plus simple de s’entendre.
Indécis, il a rejeté sa portion de tronche en arrière pour m’étudier. Alors, d’un geste brusque, j’ai empoigné le rebord de la table et je me suis rué sur Bouboule avec ce bélier improvisé. L’autre rebord lui a cisaillé l’estomac. Il n’a même pas eu le temps d’envoyer la purée. Il est parti les quatre fers en l’air par-dessus sa chaise. J’ai sauté sur sa poitrine à pieds joints. Il a exhalé un soupir qui n’en finissait plus.
J’ai raflé le pétard. J’étais heureux de me retrouver en aussi parfaite condition après ces jours de flemme.
— Ça va mieux, Bouboule ?
Le soufflant me brûlait les doigts. Cette envie de buter que je croyais définitivement morte en moi renaissait, plus insistante qu’auparavant.
J’aurais aimé plomber un peu Bouboule… Lui mettre deux valdas dans le burlingue, histoire de lui en faire un peu baver.
Il avait réussi à lever ses stores et il me regardait avec des châsses blancs, striés de rouge.
J’ai pris le pétard dans ma main gauche et j’ai versé un plein verre de whisky.
— Tiens, bois, ça te remettra.
Il a pris le verre et s’est enquillé une lampée.
— Bois tout, gars !
Il a vidé le verre. Je l’ai rempli à nouveau.
— Vide encore ça…
— Mais…
J’avais mon plan.
— Vide, et manie-toi, le whisky est l’alcool qui se digère le plus aisément. Tu te rends compte : je te gâte, c’est du surchoix à sept sacs le flacon !
Il a bu, sans trop comprendre où je voulais en venir. Et cependant c’était simpliste. Je tenais à lui filer un coup de barre dans le ciboulot, afin de ramollir sa volonté.
En lui poivrant assez la gueule j’étais certain qu’il répondrait à mes questions, mieux que si je le malmenais.
Lorsqu’il a eu fait son second cul-sec j’ai examiné le résultat… Il avait les joues enflammées et le regard voilé. Il dodelinait un peu…
— Comment te sens-tu ?
— Bbbbb…ien…
Et il a pleurniché :
— Me bute pas : je t’ai rien fait ! Oh ! ce que t’es méchant avec moi, Kaput, ce que t’es méchant !
Il était cuit comme une rave.
— Chiale pas, figure, chiale pas… Ça me donne envie de t’assaisonner…
— Oh ! non… Non !
Je le voyais mûr à point. Il parlerait comme un enfant qui rêve.
— Tu vas parler, hein, tu vas parler, Bouboule, autrement je te crève la paillasse, espèce de saloperie vivante !
— Fais pas ça… D’accord, d’accord, je parle…
Il a eu un hoquet qui en disait long sur sa brutale ivresse. Je l’avais proprement anesthésié.
— Raconte-moi un peu le coup que tu as réussi avec Rapin…
— Eh ben…
Il a un peu souri ; sa tête s’est mise à jouer les balanciers et il est tombé le nez sur la moquette. J’avais dépassé la dose. Deux grands verres de whisky sec, c’est un peu trop explosif.
J’ai cueilli la carafe sur la desserte et je lui ai versé le contenu sur la nuque. Avec un coup de late dans les côtes il s’est trouvé ressuscité.
— Aïe ! Quoi ?… Qu’est-ce que ?… Ah ! oui…
— Ne tombe pas dans les questches, Bouboule, et réponds à mes questions avant que je me fâche…
— Mais…
— Quel est le coup dont tu parles ?
Sa lucidité était revenue. On allait pouvoir discuter clairement.
Il s’est pris la tête à deux mains, puis, sans me regarder, il a commencé de jacter.
Il parlait presque normalement, s’arrêtant de temps à autre pour choisir ses mots.
— J’ai fait la connaissance de Rapin dans une boîte derrière la gare de Lyon… Une boîte à bicots… Je livrais du stup là-bas, de la bricole, quoi !
— Il se droguait, Rapin ?
— Non, mais il aimait fréquenter les crouilles… C’était un coin idéal pour ça, chez Ali… On a sympathisé…
Bouboule a eu un hoquet et j’ai cru qu’il allait se vider sur le plancher, mais il s’est ressaisi. Sa frime tournait au vert bouteille, ce qui était de circonstance.
— Vas-y, je t’écoute…
Et comment que je l’écoutais ! Je sentais qu’il allait me bonnir une historiette pas ordinaire…
Il m’a demandé :
— T’as pas un peu de flotte, dis voir ?
J’ai chopé le carafon et je suis allé tirer de la baille au robinet de la cuisine. Quand je me suis ramené, Bouboule ne se trouvait plus dans la pièce… J’ai posé la carafe et bondi au dehors avec un rugissement qui faisait la pige à celui du lion dans la Métro.
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