— Je ne sais pas qui vous êtes, mais je sais que vous n’êtes pas Robert Rapin. Je connais Robert Rapin ; je le connais même très bien. Ça n’est pas vous…
— Alors vous confondez… C’est un nom qui est relativement répandu…
— Je ne confonds pas…
— Je vous dis que si !
— Moi je vous jure que non.
— La preuve : je suis Robert Rapin, mais vous ne me reconnaissez pas : conclusion, il ne s’agit pas de la personne que vous cherchez…
Tout en parlant je me sentais gagné par une grande tristesse. Une tristesse physique qui me décolorait la vie. Voilà qu’il fallait affûter ses griffes, se tenir sur la défensive… Alors c’était déjà fini les beaux jours ?
Herminia était sortie de sa cuisine et regardait la scène d’un air inquiet.
— Qui êtes-vous ? ai-je demandé…
— Bouboule !
Il s’agissait d’un sobriquet, évidemment, et d’un sobriquet cucul-la-praline ; mais il ne donnait pas envie de se poirer, à cause de la manière dont il le prononçait.
— Connais pas, ai-je affirmé. Je n’ai jamais entendu parler de Bouboule…
— Même par Rapin ?
— Dites donc, je voudrais que vous cessiez ce petit jeu…
— Moi aussi, on pourrait parler !
— Je suis Rapin…
— Alors montrez-moi une pièce d’identité avec photo…
J’ai serré les poings.
— En voilà assez ! Qu’est-ce que c’est que cet inquisiteur à la noix ! Taillez-vous ou j’appelle la police…
Il a tiré une chaise de sous la table et s’est assis. Puis il a croisé les cannes et lissé le pli de son futal fatigué.
— C’est ça, a-t-il dit, appelez donc la police, il y a longtemps que je n’ai pas rigolé.
Il m’en imposait par son calme et sa sûreté olympienne. Je lui aurais volontiers bouffé la rate, mais c’était pas le moment de se laisser aller à la violence. Non, il fallait prendre le taureau par les cornes. Ce qui m’agaçait c’était la présence muette d’Herminia.
— Dis, chérie, ai-je murmuré, passe ton short et va sur la plage ; je te rejoins…
Elle a hésité, ses yeux ont croisé les miens et elle y a lu quelque chose qui n’incitait pas à la rouspétance.
— D’accord…
Trois minutes plus tard elle se barrait.
— Elle est docile, a remarqué Bouboule…
— Je vous écoute…
— Qui êtes-vous ?
— Ne revenons pas là-dessus !
— Où est Rapin ?
— Ne revenons pas non plus là-dessus…
— Il le faut bien, car c’est l’objet de ma visite…
— Ah ?
— Oui… Il faut que je parle à Rapin coûte que coûte et le plus tôt sera le mieux. Surtout ne me dites pas qu’il y a confusion : j’ai vu son Alfa dans le garage…
La tuile ! Je devais d’urgence trouver une attitude ad-hoc. Ce mec était fortiche, pas moyen de lui vendre de la chicorée d’avril en décembre ! Qui était-il et que voulait-il ? Il était urgent que je le sache.
— Que voulez-vous ?
— J’ai à lui parler…
— De quoi ?
Il a ricané :
— On trouve toujours à dire à un type qui vous a empaillé de douze millions.
Si j’avais eu un dentier, parole, il partait droit sur le carrelage.
— Douze millions !
— Oui… Cet enviandé de frais s’est barré avec mon fade…
Il s’est levé. La gueule noire d’un automatique est apparue au-dessus de son poing.
— On ne va pas passer l’année à se dire des trucs vides. Ecoutez, je suis prêt au pire… Les gars qui n’ont plus un flèche voient dégringoler leurs scrupules…
— Je sais.
— Bon, alors on va peut-être se comprendre. Pour une raison qu’il est inutile de vous expliquer, Rapin me doit douze briques et il a disparu. J’ai fait mon enquête… J’ai su qu’il s’était taillé en Italie… Pas moyen de le rejoindre car je suis évadé de la boîte aux mille lourdes…
Un confrère ! Je commençais à reprendre mon aplomb.
— Ah ! bon…
— Oui… Ça vous choque ?
— Non. Mais j’aimerais savoir…
— Quoi ?
— Comment vous avez débarqué ici ?
Il a souri gentiment, a rejeté sa hure en arrière pour me considérer à son aise. Ma curiosité le flattait.
— Je pensais que tôt ou tard Rapin rentrerait en France car il n’avait pas pu passer le magot chez les Macaronis. On n’emporte pas vingt-quatre briques clandestinement, surtout pas cette fiotte. Il était trop prudent…
Vingt-quatre millions.
— Alors ?
— Alors je me suis démerdé de savoir s’il avait remisé son fric à la banque. Je connaissais celle-ci car il m’avait déjà fait un chèque avant… avant le coup.
Le coup ! Ça devenait fichtrement intéressant.
— Je me suis rencardé à la banque, j’ai fait la connaissance d’un garçon de bureau qui, pour dix tickets, a jeté un coup d’œil à son compte. Il n’y avait que dix briques et des…
Ça je le savais… Je pigeais itou comment le Bouboule avait trouvé ma planque. Le garçon de bureau avait appris le virement des fonds à la succursale de Menton et il avait affranchi l’homme aux paupières baissées. La preuve que le pressentiment existe : en faisant cette opération j’avais senti qu’il en découlerait quelque chose d’imprévisible.
Le visiteur a fait un geste avec sa main tenant le pétard.
— Bon, à vous de causer…
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte, le présent ou l’avenir ?
— Le passé !… Le présent, je m’en charge et mon avenir dépend du passé.
On finissait par s’habituer à ses yeux.
Qu’est-ce que je dis ! A son absence d’yeux.
Il m’était déjà familier. Quand un truand rencontre un autre truand il se sent à l’aise aussitôt. J’étais très à mon aise malgré le soufflant qu’il continuait de serrer dans sa grosse patte velue.
Le mot « coup » qu’il avait employé pour qualifier ses affaires antérieures avec Rapin me plongeait dans un océan de délices. Il m’apprenait que Robert avait été un malfaiteur et j’en ressentais une longue vibration dans ma moelle. J’y voyais une dédicace affectueuse de la destinée.
— Si vous posiez des questions, ça irait plus vite ! ai-je déclaré.
— Qui êtes-vous ?
— Pour tout le monde, Robert Rapin. Pour vous, à titre exceptionnel, un ami qui vous veut du bien.
— Bon. Où est Rapin ?
En guise de réponse j’ai sifflé la Marche funèbre. Il devait être un brin mélomane car il a pigé. Sa gueule s’est littéralement allongée.
— Mort ?
— Un peu…
— Tu l’as tué ?
Il n’en doutait pas et le tutoiement avait jailli, spontané, fraternel.
— Non. Il s’est tué en tombant d’un rocher… C’était sur une plage italienne. C’est moi qui l’ai trouvé : il était mort. Comme je cherchais une identité et une situation ça ne pouvait pas mieux tomber… Non ?
— T’es certain de ne pas l’avoir buté ?
— Certain… Remarque : le résultat serait le même…
— C’est toi qui as viré le flouze ?
— Il avait son chéquier et son carnet de banque dans sa bagnole… J’ai fait pour le mieux… On est bien ici… Le soleil est chaud et les filles sont belles, t’as vu le spécimen de propagande ?
— En effet…
Il a remisé son artillerie et s’est mis à réfléchir.
— Alors t’es entré dans la peau du gars ?
— Puisqu’elle m’allait…
— Tu sais qu’il était pédé ?
— Je sais…
Ça m’avait échappé, et je mesurais d’un seul coup l’étendue du désastre.
Il a sauté sur ma bévue à pieds joints.
— Donc, tu l’as connu vivant !
— C’est-à-dire…
— Donc, tu l’as buté…
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