— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— De la rapidité avec laquelle je croquerai mes économies.
— Ça peut durer longtemps ?
— Assez si je suis raisonnable.
— Dommage.
— Pourquoi ?
Elle m’a jeté un regard provocant.
— Parce qu’on aurait pu s’associer…
— Acheter une épicerie-comptoir ? Ou une mercerie ?
— Non : jouer ensemble…
— Jouer à quoi ? Si c’est à papa-maman d’accord, mais autrement…
— Jouer à ça et à autre chose. La roulette ne vous tente pas ?
Ça venait. C’était une drôle de mousmé en vérité. Elle devait savoir faire son beurre. Son idée de jouer cartes sur table avec moi me prouvait également qu’elle n’avait pas froid aux chasses…
— Vous avez des projets ?
— Oui…
— Dites toujours…
— A deux on a plus de possibilités… Je triche depuis peu de temps mais j’ai beaucoup réfléchi et compris pas mal de choses.
— Si vous me racontiez un peu tout ça ?
— Je suis divorcée d’avec un garçon gentil mais pauvre. J’avais des idées d’indépendance et des goûts de luxe. J’ai suivi un industriel ici… Je l’avais rencontré dans une boîte des Champs-Elysées. Il voulait vendre son usine pour moi paraît-il. Mais au bout de huit jours il s’est ravisé et a disparu. Je suis donc restée à Menton. J’ai joué pour essayer de gagner un peu de fric ; comme je perdais j’ai triché. Quand on le veut, on peut très bien s’identifier au hasard ; il s’agit simplement d’être plus malin que lui…
Elle était lancée, elle a continué :
— A la roulette, tout le monde essaie de constituer une martingale. Tout le monde cherche à donner des règles à un jeu qui ne peut en comporter. Un seul type s’en remet au hasard : le croupier ; conclusion, c’est lui qui gagne vraiment, et de façon assidue. Je me suis dit que, puisqu’en voulant chercher des règles au hasard on se cassait le nez, mieux valait aller plus loin, le dominer… Vous comprenez ?
— C’est un bon principe.
— La pratique évidemment en rend l’application assez délicate, mais, vous l’avez vu, on y parvient ?
— Oui…
— Et en unissant nos… idées, nous devons faire mieux que je ne fais.
— Vous croyez ?
— J’en suis persuadée. Voulez-vous un exemple ?
— Allez !
Supposez que nous soyons de connivence et que nous allions séparément dans la salle de jeu. Vous avez une dizaine de plaques de mille francs dans la main. Moi je suis de l’autre côté de la table. Vous vous asseyez près du croupier. Celui-ci lance la boule. Vous regardez où elle s’arrête du coin de l’œil. Supposons que ce soit sur le 8. Immédiatement, avant que le croupier fasse l’annonce vous vous écriez : Six mille sur le 8. Et vous déposez vos dix mille sur la case. Evidemment le croupier s’indigne et vous somme de retirer cette mise tardive. Vous obéissez. A ce moment je proteste en disant que j’avais quatre mille francs sur le 8. Vous vous troublez, recomptez votre paquet de plaques, vous admettez votre erreur et reposez « mes » quatre mille francs sur le 8. Gain : 140 billets ! On vous regarde comme un escroc et vous quittez la salle, mais j’empoche le fric. En opérant une fois dans chaque casino de la Côte nous aurons vite ramassé une grosse somme…
Là alors j’ai été sur le dargeot ! Elle avait sa dose de phosphore sous la coquille, cette chérie !
— Dites-moi, ai-je fait, vous avez trouvé ça toute seule ?
— Oui, qu’en dites-vous ?
— Ça vaut dix sur dix… Seulement…
— Seulement ?
— J’ai une contreproposition à vous faire.
— Laquelle ?
— Lorsque nous aurons fait le coup dans toutes les salles de jeux de par ici nous serons grillés, d’accord ?
— Mon Dieu…
— Si ! Or le coin me plaît. Je risquerai le paquet avec vous lorsque j’en aurai bien profité et que mon bel osier sera mort. Vous voulez m’aider à le croquer ? Dites oui et on cavale chercher vos bagages à votre pension à la noix. J’ai dans l’idée que nous ferions un beau couple tous les deux ; à tous les points de vue, c’est pas votre avis ?
Elle a un peu rougi. Ça lui allait bien.
Très vite elle a murmuré :
— Oui, je crois.
Elle s’appelait Herminia.
Ne me dites pas qu’on ne peut pas faire l’amour dans une pression de main ; ça n’est pas vrai. Moi je l’ai fait immédiatement avec elle. Lorsqu’elle a eu murmuré « d’accord » son bras s’est avancé vers moi comme un majestueux reptile et une belle main blanche et fine a fleuri. J’ai regardé cette main d’un œil ému. Puis je l’ai serrée et franchement c’était comme si je l’avais prise sur le divan, complètement. Nos deux paumes se sont étroitement épousées, nos doigts se sont emmêlés. Un long moment nous sommes restés ainsi, immobiles, joints, les yeux noyés dans les yeux avec un cœur désordonné qui nous cognait de grands coups jusque dans le ventre.
— Vous débarquez dans ma vie à point nommé, Herminia…
— Je crois que vous aussi, a-t-elle répondu.
Nous sommes allés chercher ses bagages et une heure plus tard elle s’installait sous mon toit.
Quand je pense qu’avant son arrivée je trouvais la maison joyeuse !
Une vraie rigolade. En un tournemain elle a semé de la grâce et de la douceur partout. Tout est devenu aimable et chaud. Jusqu’à radio Monte-Carlo qui s’est mis à diffuser des trucs pleins de tendresse.
Elle était sensationnelle, cette fille. Je me félicitais de la façon dont je l’avais embarquée. Je m’étais conduit en homme et, auprès des souris, ça paie toujours le plein tarif.
On s’est aimé, l’après-midi, pour la première fois.
On venait de manger un poulet froid arrosé de champ !
Le poste diffusait un flamenco. Je crois que c’est cette musique qui a tout déclenché. Le gars qui manipulait la guitare vous pinçait les tripes par la même occase.
J’ai regardé Herminia et elle a tout de suite pigé. Elle est allée s’étendre sur le divan ; elle a mis ses bras sous sa tête et elle a attendu.
Je suis venu à elle comme un type qui arrive au terme d’un long voyage. J’avais les flûtes flageolantes et j’étais harassé, mais au premier signe toute ma force m’est revenue, au carré ! On s’est payé une drôle de séance, je vous le garantis. Pour le fignedé elle ne donnait pas sa part aux cadors, ma belle rousse. J’avais l’impression de m’expliquer avec un boa. Elle enroulait tout son corps autour du mien, pareille à une espèce de lierre qui me revêtait et me rendait dingue. On a poursuivi le duo pendant des heures. Elle aussi avait un gros retard d’affection à solder. Quand on a eu fini, la radio ne distribuait plus de la guitare, mais un mec parlait de la vie des castors… Marrant, non ?
Une balade sur la corniche s’imposait. Nous l’avons faite. C’était du tonnerre de se hasarder sur cette route en lacets aux côtés de ma conquête… J’avais la certitude d’être devenu invulnérable. Non, les poulets ne pouvaient plus rien contre moi. Cette fois Kaput était bien mort. C’était à lui que j’avais écrasé la tête, là-bas, sur la plage italienne. J’avais enfin réussi à le détruire, celui-là…
Je chantais en longeant la mer et ses rochers rouges, la mer et ses plages d’or piquetées de tentes versicolores…
La mer et les pins parasols…
— Je t’aime, Herminia…
— Je t’aime, Robert…
Je n’ai pas sourcillé. C’était vrai. Je m’appelais Robert. Ce prénom, je l’aimais comme on aime son prénom ; je ne pensais plus à l’AUTRE.
— A quoi songes-tu, Robert ?
Читать дальше