Une soif de vivre et de me la couler douce s’est emparée de moi. J’ai mis mes plus beaux atours et je suis allé flâner dans le centre de la ville.
En cette saison, Menton était une simple ville de province. Les estivants avaient mis les adjas. Il ne restait en circulation que de vieux jetons qui soignaient leur arthrite au soleil du Midi… Et tous se rendaient au même endroit : le casino !
C’était la petite usine de ces braves gens. Ils y allaient dès l’ouverture et passaient leurs journées autour des tables, risquant avec prudence des jetons de cent balles.
J’avais envie de les imiter, seulement ces sortes d’endroits sont surveillés et y aller équivalait à prendre un risque important. La police des casinos est composée de gars à l’œil exercé dont le turbin consiste justement à repérer les frimes qui défilent dans les salles de jeux. C’était pas fort de me filer dans les ratiches du loup.
J’ai longtemps hésité, et puis, sur le soir, je me suis décidé, alléguant pour apaiser mes inquiétudes que le casino de Menton n’est pas très important et qu’en cette morte-saison il était si peu fréquenté que les services de surveillance ne se justifiaient pas.
J’ai gravi le perron d’une allure nonchalante, biglant autour de moi derrière mes verres fumés. Le coin était plus désert encore que je ne le supposais.
J’ai pris une carte d’entrée d’un mois au contrôle, j’ai fait changer cinquante sacs en plaques et je me suis avancé vers l’unique table de roulette en fonction.
Une demi-douzaine de personnes l’entouraient, croupier compris. Il y avait là un fonctionnaire en retraite, un peu mité, trois vieilles dames étrangères, peintes comme des jouets, qui se reportaient à leur martingale avant de miser ; et une jeune femme rousse au visage délicat. Elle était élégamment fringuée d’une robe noire avec des paillettes brillantes aux seins. Elle avait de longs cils recourbés qui mettaient en valeur ses yeux bleu-vert. Sa peau était une véritable peau de rousse, pâle et délicate… Son visage était allongé, comme un portrait espagnol du XVIIe. Elle portait au poignet droit un magnifique bracelet d’or massif enrichi de pierres vertes, et qui devait la gêner pour tendre le bras à l’horizontale…
Evidemment je lui ai accordé illico toute mon attention. Mais j’avais beau lui filer des coups de sabord terribles, elle ne levait même pas les yeux sur moi. Elle était trop occupée par son jeu.
J’ai suivi les caprices de la bille pendant un instant avant de prendre part à la partie. Puis j’ai risqué une plaque de cinq cents francs à cheval sur le 8 et le 5. C’est le 26 qui est sorti. Je me suis entêté. En dix coups j’ai eu épongé mes cinquante mille balles. Ça suffisait. Je ne me sentais pas la passion du jeu. Ça ne m’excitait pas plus qu’une simple belote dans un quelconque café du Commerce. Le jeu c’est l’aventure des petites gens, leur dispensateur d’émotions fortes. Il n’avait pas de prise sur moi. Un morphinomane n’est pas accessible à l’aspirine.
Je me suis écarté de la table et j’ai suivi le comportement de la femme rousse. Elle n’avait pas de petits papiers comme les autres tordues. Elle jouait posément mais d’une façon assez curieuse, attendant pour miser que ses voisins aient fait leurs jeux. Elle observait les placements d’un œil aigu, une pincée de jetons dans la main droite. Lorsque tout le monde avait allongé son enjeu elle se hâtait de répartir le sien sur le tapis vert tandis que le croupier lançait la bille dans son compotier.
Il m’a fallu un bout de temps pour piger son manège… J’ai compris du même coup sa lenteur de décision et surtout l’utilité de son énorme bracelet. Elle pratiquait de la façon suivante : lorsqu’elle déposait ses jetons sur les différents carrés, elle choisissait toujours des numéros relativement éloignés d’elle, ce qui l’obligeait à tendre le bras. En ramenant la main, son collier raclait la mise d’un autre joueur et la faisait glisser dans une case voisine. Lorsque je me suis aperçu de ça j’ai cru vraiment à une maladresse de sa part ; en effet quel intérêt avait-elle à changer de case la mise d’un autre joueur ?
J’ai pigé après un effort de gamberge. Elle agissait ainsi parce que les autres étaient des joueurs à martingale. C’est-à-dire qu’ils suivaient plus leurs calculs que le déroulement des opérations sur le tapis vert. Ils misaient des numéros déterminés et, si un autre numéro sortait, ils ne sourcillaient même pas, ne levaient pas les yeux. Donc une vieille ayant joué le 18 ne bronchait pas en entendant le croupier annoncer : « 21 », c’est-à-dire la case voisine où la rouquine avait fait glisser la mise posée sur le « 18 » et c’était la belle pépée qui enfouillait le grisbi.
A un moment donné comme elle avait promené une plaque de cinq cents points du « 16 » au « 19 » et comme le 16 sortait, j’ai cru que ça allait déclencher un pataquès du tonnerre. Effectivement la vieille qui avait joué le « 16 » a fait du rififi dans la cabane. Le croupier l’a remise en place en lui disant poliment qu’elle avait la berlue ou bien qu’elle devrait cavaler d’urgence chez les frères Lissac où l’on trouve des lunettes parfaites à prix honnêtes.
Et ça c’est tassé. En somme la combine de la rouquine était au poil. Elle avait chaque fois une chance à l’œil de gagner le canar et comme le pion déplacé était joué plein ça lui faisait un méchant pactole lorsque le bon numéro débouchait dans la tirelire du pingouin au râteau. Du reste son petit commerce devait lui assurer une confortable matérielle à en juger par le paquet de plaques qui grossissait devant elle.
Je l’ai observée encore un instant, puis j’ai quitté le casino pour aller me jeter un pastaga à la terrasse d’un café.
De ma place je pouvais surveiller les allées et venues. Il faisait doux. Il y avait comme une touffeur exquise dans l’air… Les lampadaires arrachaient de l’ombre les massifs de fleurs de la place située devant le casino… On entendait le gros murmure mécontent de la mer, au-delà des bâtiments…
J’ai éclusé trois pastis en fumant des cigarettes et en rêvassant. La souris m’avait donné une notion très précise de ce qu’un petit malin peut réaliser sur la Côte s’il sait s’y prendre. Je décidai de me fixer un bon bout de temps à Menton, d’y avoir pignon sur rue et de faire mon blaud entre le jeu et les vieilles peaux qui y demeuraient. Pierre qui roule n’amasse pas mousse. Maintenant que je m’appelais Robert Rapin et que je possédais bagnole, villa et compte bancaire, je devais amasser plus de mousse qu’il n’y en a dans la forêt de Rambouillet.
J’en étais là de mes pensées lorsque la rouquine est sortie de l’usine. Jusqu’ici je ne l’avais vue qu’assise mais debout son standing augmentait encore. Elle était grande, avec une taille format rond de serviette, des seins qui ne devaient pas se gonfler à la bouche et des fesses extrêmement sympathiques.
J’avais casqué mes consos. Je me suis levé et je suis venu à la rencontre de la femme. Elle n’a pas pigé tout de suite que c’était à sa personne que j’en avais. Il a fallu que je m’immobilise devant elle pour qu’elle braque sur moi son regard indéfinissable, nettement hostile.
— Bonjour, ai-je susurré avec un petit sourire de garçon coiffeur conquérant.
— Je vous en prie ! a-t-elle fait d’un ton tranchant.
J’ai rigolé.
— La vertu en danger ! J’aime ça… Les femmes sont terriblement attirantes lorsqu’elles sont en colère. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux méchants, je ne suis pas votre genre ?
— Le genre malotru ne m’a jamais attiré, a-t-elle murmuré.
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